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– Non pas, répondis-je, ce serait rentrer sans profit dans ma dépense. J'attendrai.

En 95, j'ai vendu ce lopin cinq cent quatre-vingts francs. D'autres achats me rendirent beaucoup plus; mais je n'entrerai pas dans un détail fastidieux. Tous ceux qui à cette époque ont fait leurs affaires savent qu'il a fallu, pour réussir, la confiance qu'ils ont eue dans les événements. Dans nos campagnes, ce fut d'abord le petit nombre. Jusqu'à la fin de la Convention, ceux qui avaient acheté voulaient pour la plupart revendre et ils revendaient avec perte. Sous le Directoire, ils commencèrent à racheter, ce qui constitua beaucoup de pertes sèches au commencement; et, malgré tout, ils trouvèrent encore leur compte plus tard, à plus forte raison, ceux qui, comme moi, ne se laissaient pas épouvanter par les menaces et les colères des partis, firent-ils en peu d'années des profils réels et très légitimes.

XXII

Je fis aussi un bon profit sur les laines. Elles étaient fort chères, bien que le bétail fût devenu très abondant. Dans les commencements, la libre pâture sur les terres en séquestre avait fait prospérer les troupeaux. Tout le monde avait doublé et triplé le nombre d'animaux qu'il pouvait nourrir, mais le gaspillage ne profita pas longtemps. La pâture épuisée, on vit dépérir les moutons, et on s'empressa de s'en défaire à vil prix. J'en achetai, un par un, à diverses personnes et à crédit, une certaine quantité que j'envoyai au pays de Crevant sous la garde d'un vieux homme malheureux en qui j'avais reconnu beaucoup d'intelligence et d'activité. Je l'associai à mon profit, et, après qu'il eut loué une cabane et un pâturage dans les environs de l'île aux Fades, il s'établit par là. Le droit de pâture était d'un prix minime. Notre produit de tondaille nous mit à même de payer toutes nos dépenses et d'encaisser une somme ronde. Les agneaux nous vinrent en abondance vers la Noël et nous promirent d'autres profits.

En même temps que j'opérais pour mon compte, je rétablissais les affaires de la gestion du prieur, à la grande surprise de M. Costejoux, qui, dans ses lettres, m'appelait son cher régisseur. Il est certain que, sans moi, il n'eût rien tiré de son domaine.

Pour moi, je voyais bien que la propriété était excellente, mais il eût fallu y mettre de l'argent, et je l'engageais beaucoup à venir s'assurer par lui-même de ce qu'il y avait à faire. Il s'y décida dans le courant de l'hiver qui fut encore un rude et cruel hiver, accompagné d'une disette infâme. Je dis infâme parce qu'elle fut l'ouvrage des spéculateurs. M. Costejoux, en voyant nos belles récoltes, le comprit bien et me le fit comprendre.

Quand nous eûmes bien parlé d'Émilien, qui lui avait écrit, disait-il, des lettres brûlantes de patriotisme, quand il m'eut dit que Louise devenait chaque jour plus jolie et qu'elle était l'enfant gâtée de sa maison, je me décidai, voyant qu'à tous égards il me prenait au sérieux, à lui ouvrir mon cœur et à lui confier mon grand projet. Mais je ne le lui présentai pas comme une chose arrêtée dans mon esprit. Je ne lui désignai pas le moutier comme le but principal de mon ambition, et je le consultai d'une manière générale sur la possibilité de faire fortune avec rien, en face d'une occasion comme celle que présentait la vente des biens nationaux et la situation générale des affaires.

Il m'écouta avec attention, me regarda d'un air pénétrant, me fit encore quelques questions de détail et enfin me répondit comme il suit:

– Ma chère amie, votre idée est très bonne et il faut la réaliser. Il faut m'acheter le moutier et ses dépendances. Je ne veux pas gagner sur cette acquisition, je l'ai faite par pur patriotisme, et mon but est rempli si elle sert à créer l'existence d'une famille laborieuse et honnête comme sera la vôtre. Il faut épouser le jeune Franqueville et lui apporter cette dot.

– Fort bien; mais comment faire si vous ne me donnez du temps?

– Je vous donne vingt ans pour vous acquitter. Est-ce assez?

– À mille francs par an, plus les intérêts, c'est bien assez.

– Je ne veux pas d'intérêts.

– Oh! alors, nous ne ferons pas d'affaires. Émilien est fier et regarderait cela comme une aumône.

– Alors, j'accepte l'intérêt; mais à deux pour cent. C'est le revenu des terres affermées dans notre pays.

– Pardon: deux et demi!

– Je me trouverai très bien payé avec deux, puisque Franqueville, en ce moment, ne me rapporte rien. Je suis très étonné du tour de force que vous avez fait pour que le moutier ne me fût pas un placement stérile. J'en avais fait mon deuil pour plusieurs années, je vous dois donc de prendre la somme que vous me remettez comme un payement anticipé sur votre achat de la propriété. À partir de ce jour, elle est à vous. Comme vous êtes mineure, nous ne pouvons faire le contrat, mais notre mutuelle parole suffit, et je prendrai des mesures pour que, dans le cas où je mourrais avant votre majorité, ma volonté, à laquelle je donnerai la forme d'un legs s'il le faut, reçoive son entière exécution. Au besoin, Dumont pourrait endosser le rôle d'acquéreur. J'arrangerai cela, ne vous en inquiétez pas. Et, maintenant, laissez-moi vous dire que vous ne me devez pas de reconnaissance. J'estime que c'est vous qui me rendez service. Je désire concentrer sur la terre de Franqueville les dépenses que j'aurai à faire pour la remettre en état de rapport. Vous m'avez fait voir, et j'ai vu très clairement qu'ici rien ne marchera sans d'assez sérieux sacrifices. J'aurais donc à me priver de revenus pendant plusieurs années, et c'est vous qui m'allégez le fardeau en m'offrant l'intérêt de mon capital. Je crains même qu'à ce point de vue l'affaire ne soit onéreuse pour vous et avantageuse pour moi seul. Pensez-y bien avant de vous en charger.

– C'est tout pensé et tout réglé d'avance, répondis-je. Une terre qui, pour le bourgeois qui n'y réside point, n'est qu'un placement d'agrément est, pour le paysan, une vraie richesse. Il y vit et il en vit. Il n'a point vos besoins, vos devoirs de grande hospitalité, vos habitudes de bien-être et de dépenses. Pour demeurer ici, vous parliez, dans le temps, de grosses réparations et de constructions nouvelles. Votre consommation y serait coûteuse, le pays ne produisant point ce qu'il faudrait seulement pour votre table. Nous autres, avec nos gros habits de droguet et de toile fabriqués dans la commune et cousus par nous-mêmes, avec nos pieds nus l'été et nos sabots l'hiver, avec notre nourriture de raves, de sarrasin et de châtaignes que nous trouvons suffisante, avec notre piquette de prunelles que nous trouvons bonne, avec notre travail personnel qui nous épargne celui de plusieurs domestiques et qui nous conserve la santé; avec notre surveillance de tous les instants, notre travail de jour que ne pourrait point remplacer votre travail de nuit, enfin, avec nos mille petites économies dont vous n'avez pas même idée, nous faisons rendre à la terre tout ce qu'elle peut rendre. Donc, en vous payant un intérêt de deux pour cent, j'aurai encore de quoi amasser pour vous payer le capital. Ainsi l'affaire est bonne pour nous deux et la voilà conclue.

– Il faut pourtant nous occuper du prieur, reprit M. Costejoux; le pauvre homme ne peut plus rien faire et ne saurait vivre ailleurs que dans un couvent. Je pense bien que vous voudrez l'y garder; mais son entretien…

– Oh! je m'en charge! N'en ayez aucun souci!

– Ma chère Nanette, c'est encore une dépense pour vous. Si nous consacrions à cela les intérêts que vous comptez me servir?

– Ce n'est pas nécessaire.

– Mais ce serait utile. Vous commencez avec rien une grosse entreprise…

– Si je la commençais avec un père infirme, il me faudrait bien le faire entrer en ligne de compte dans mes dépenses, et je prendrais sur ma nourriture s'il le fallait, pour assurer la sienne, ce qui serait tout simple pour moi comme pour bien d'autres.