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– Mais, moi, j'ai bien le droit de considérer aussi le prieur comme un vieux parent infirme dont j'ai le devoir de m'occuper. Voyons, ma brave Nanette, nous nous partagerons le plaisir. Vous ne me payerez l'intérêt qu'à raison d'un pour cent, tant que vivra le prieur; je le veux ainsi, et voilà qui est convenu en dernier ressort.

Il fut convenu en outre que notre marché serait tenu secret. Je ne voulus même pas en faire part au prieur, dont la fierté se fût peut-être révoltée, car il se regardait encore comme le gérant de la maison, à cause de quelques écritures que je lui donnais à faire, bien que je les eusse faites moi-même mieux et plus vite. Je ne pris pour confident que Dumont, dont la joie fut grande et qui voulut tout aussitôt me libérer de plusieurs annuités d'intérêt, en versant à M. Costejoux les trois mille francs d'économies qu'il possédait et qui étaient déposés chez le banquier, frère de notre ami. Pour cela, il n'y avait que quelques mots d'écrit à échanger, et j'y consentis, n'ayant pas le droit d'empêcher ce digne ami d'assurer en partie l'avenir d'Émilien; car tout se fit en vue de ce dernier. J'aurais voulu que la vente fût en son nom et à son profit. M. Costejoux n'y consentit point.

– On ne sait ce qui peut arriver, dit-il; Franqueville est le plus probe des êtres, et je le sais laborieux; mais j'ignore s'il a votre sagesse et votre persévérance. Je ne vois l'affaire sûre qu'entre vos mains, et c'est avec vous seule que je traite dans son intérêt le mieux pesé et le mieux entendu.

Quand j'eus servi à M. Costejoux le meilleur souper qu'il me fût possible de lui accommoder, et quand le prieur et Dumont se furent retirés, nous eûmes un autre entretien qui me frappa beaucoup. Comme je lui demandais ingénument si le caractère de Louise s'était un peu amélioré:

– Ma chère amie, répondit-il, ce caractère-là sera toujours fantasque, et je plains le mari qui aura à le supporter… à moins que ce mari n'ait plus d'esprit qu'elle, et plus de fermeté qu'une femme n'en saurait avoir. Vous êtes une exception, vous, une très remarquable exception. Vous n'êtes ni une femme ni un homme, vous êtes l'un et l'autre avec les meilleures qualités des deux sexes. Louise de Franqueville est une femme, une vraie femme, avec toutes les séductions et toutes les fantaisies de la faiblesse. La faiblesse est une grâce. C'est pour cela que nous nous attachons aux enfants et que bien souvent nous augmentons leur tyrannie par l'amusement que nous prenons à la subir. Je vous dirai plus; dans une vie comme celle que je mène depuis deux ans, lutte ardente, autorité nécessaire, souvent rigoureuse, combat acharné et profondément douloureux entre ma bienveillance naturelle et ma méfiance imposée par le fait du devoir politique, il y a comme un irrésistible besoin d'abdiquer dans l'intimité de la famille et d'oublier que l'on est terroriste, pour se laisser terroriser à son tour, ne fût-ce que par les coups de bec d'un petit oiseau. Mes domestiques me sont aveuglément soumis. Mon excellente mère ne voit que par mes yeux. Elle ne changerait pas de bonnet ou de tabatière sans me demander mon avis. J'ai une vie très austère; les jacobins doivent protester par leurs bonnes mœurs contre les débauches de la jeunesse dorée et les coupables tolérances des girondins. Dans cette solitude où je me plonge après l'agitation des affaires et le bruit de la discussion, il me faut trouver un tyran qui repose ma volonté en m'imposant la sienne, et c'est Louise qui se charge de ce rôle. Coquette de naissance, elle m'agace et me force d'oublier tout pour ne m'occuper que d'elle. Elle me contredit, me raille, me rudoie: quelquefois même, elle m'injurie et me blesse. La forcer de se repentir de son ingratitude et de me demander pardon de son injustice est la tâche que s'impose ma patience, et, en somme, je remporte toujours la victoire dans ce duel sans cesse renouvelé, dont l'excitation me fait à la fois du mal et du bien. Mais ce mal et ce bien, c'est autre chose que les émotions de la politique, et j'ai besoin d'oublier les intérêts généraux qui me semblent gravement compromis, sinon perdus!

– Parlez-moi de cela, monsieur Costejoux, et nous reparlerons de Louise. Je veux d'abord comprendre comment et pourquoi tout vous semble perdu, à vous que j'ai vu si plein d'espoir quand vous disiez et quand vous écriviez: «Encore quelques semaines d'énergie et de rigueur, et puis nous entrerons dans le règne de la justice et de la fraternité.» Avez-vous cru réellement que vous pourriez vous réconcilier avec les timides, après les avoir tant effrayés, et avec les royalistes, après les avoir tant fait souffrir? Moi, je crois que les hommes ne pardonnent jamais la peur qu'on leur a faite.

– Je le sais, reprit-il vivement. Je ne le sais que trop à présent! Les modérés nous haïssent plus mortellement encore que les royalistes, car ceux-ci ne sont point lâches. Ils montrent, au contraire, une audace que l'on croyait avoir vaincue. Costumés ridiculement et affectant, pour se distinguer de nous, des airs efféminés, ils s'intitulent muscadins et jeunesse dorée; à l'heure qu'il est, ils se montrent dans Paris avec de grosses cannes qu'ils feignent de porter mollement et avec lesquelles ils engagent chaque jour des rixes sanglantes avec les patriotes. Ils sont cruels, plus cruels que nous! ils assassinent dans les rues, sur les chemins; ils massacrent dans les prisons. Ils poussent à l'anarchie par le crime, le vice, la débauche et le vol à main armée. Ils espèrent ramener la monarchie en égorgeant la République, et ne se cachent guère du dessein d'égorger la France pour la forcer de leur appartenir à tout prix.

– Hélas! monsieur Costejoux, vous ne raisonniez pas comme cela, je le sais bien, mais comment agissiez-vous? La violence a autorisé la violence. Vous ne l'aimiez pas, vous; mais vos amis l'aimaient et vous le savez bien, à présent que l'on connaît ce qui s'est passé à Nantes, à Lyon et ailleurs. Vrai! vous aviez donné des pouvoirs atroces à des monstres, vous avez ouvert les yeux trop tard et vous en portez la peine. Le peuple déteste les jacobins parce qu'ils ont pesé sur tout le monde, tandis qu'il s'occupe peu des royalistes d'à présent qui ne s'attaquent qu'à vous. S'ils font les crimes que votre parti a faits, s'ils égorgent des innocents et massacrent des prisonniers, j'entends dire chez nous que c'est pour tuer la Terreur qui leur a donné l'exemple et que tous les moyens sont bons pour en finir. N'est-ce point ce que vous disiez, vous autres, et ne vous êtes-vous pas imaginé que, pour épurer la République, il fallait abattre les trois quarts de la France par l'échafaud, la guerre, l'exil, et la misère qui a fait périr encore plus de monde? Ne vous fâchez pas contre moi; si je me trompe, reprenez-moi; mais je vous dis ce que j'entends dire et ce à quoi je n'ai rien trouvé à répondre.

Je vis que je lui faisais de la peine, car il ne dit rien pendant un moment, et puis, tout à coup, il reprit le ton de colère que je lui avais vu prendre à Limoges au milieu de la Terreur.

– Oui! dit-il, c'est notre destinée d'être jugés comme cela! Nous avons assumé sur nous tous les reproches, toutes les malédictions, toutes les hontes de la Révolution. Je le sais, je le sais! Nous serons des infâmes, des bêtes féroces, des tyrans, pour avoir voulu sauver la France. Notre châtiment est commencé! le peuple, à qui nous avons tout sacrifié, pour qui nous avons forcé notre nature jusqu'à être sans scrupule et sans pitié, cette cause sublime à laquelle nous avons immolé nos sentiments d'humanité, notre réputation, et jusqu'à notre conscience légale, c'est là ce qui se tourne contre nous; c'est le peuple qui nous livrera à nos ennemis implacables, c'est lui qui, dans l'avenir, maudira notre mémoire et haïra en nous le nom sacré de la République. Voilà ce que nous aurons gagné à vouloir donner aux hommes une société fondée sur l'égalité fraternelle et une religion basée sur la raison.

– Eh bien, cela vous étonne, monsieur Costejoux, parce que, vous, grand cœur d'homme, vous n'avez pas eu d'autre idée. Mais, pour trois ou quatre qui pensent comme cela, il y a eu trois et quatre mille, peut-être plus, qui n'ont pas songé à autre chose que contenter leur vieille haine et leur ancienne jalousie contre la noblesse… Ah! laissez-moi dire, je n'attaque pas ceux que vous estimez, vous les connaissez, vous répondriez d'eux. Le mot de votre parti n'est pas la haine et la vengeance, je le veux bien, je ne sais pas, moi! La chose dont je suis sûre, c'est que, si on eût fait la Révolution sans se détester les uns les autres, elle aurait réussi. Nous la comprenions, nous l'aimions et nous l'aidions au commencement. Vous l'auriez fait durer si vous n'aviez pas permis les persécutions et tout ce qui a troublé la conscience des simples. Vous avez cru qu'il le fallait. Eh bien, vous vous êtes trompés, et, à présent que vous le sentez, vous tâchez de vous en consoler en disant que l'indulgence eût tout perdu. Vous n'en savez rien, puisque vous n'en avez point essayé. C'est l'effet de vos colères qui a tout perdu, et vous ne pouvez pas vous résigner comme nous autres, bonnes gens du peuple, qui n'avons haï et maltraité personne.