Un jour qu'il se sentait mieux, il m'engagea à prendre l'air et j'en profitai pour aller voir un autre malade, une pauvre femme à laquelle je m'intéressais aussi et qui demeurait assez loin. J'allai et revins vite; mais les jours étaient encore courts. Partie à midi, je me trouvai en un bois à la nuit, et, comme les loups ne manquaient point, ce fut plaisir pour moi d 'entendre parler et marcher à peu de distance, sur un chemin qui traversait le bois par le milieu, tandis que je me dirigeais en biaisant vers la lisière. L'idée me vint de prendre le plus long et de suivre ces gens qui me rassuraient contre les mauvaises bêtes. Pourtant, ils n'étaient pas de chez nous, car ils allaient dans un autre sens, et, comme j'étais une trop grande fille pour faire ronde avec des étrangers, je les suivis sans faire de bruit.
J'étais assez près pour entendre leurs voix, et il me sembla distinguer quelques paroles; entre autres: le prieur - moutier de Valcreux - minuit!
Ceci me donna de l'inquiétude, je doublai le pas légèrement, sans me faire entendre, et me trouvai bientôt à portée de ne rien perdre.
Ils s'étaient arrêtés et, autant que je pus compter les voix, car la nuit ne me permettait pas de voir à travers les branches, ils n'étaient que trois. Je compris qu'ils en attendaient d'autres qui arrivèrent un moment après, et puis d'autres encore, et ils se comptèrent mystérieusement, à demi-voix, en se donnant des noms dont aucun ne m'était connu et qui me firent l'effet d'une convention entre eux: Trompe-la-Mort, Gargousse, Franc-Limier, etc. Ils parlaient aussi en mots convenus comme une espèce d'argot.
Je compris pourtant, ou plutôt je devinai. C'était une bande de ces malfaiteurs inconnus qui, sous prétexte de royalisme, surprenaient les châteaux ou les fermes durant la nuit et torturaient les gens qui s'y trouvaient pour avoir leur argent. On en parlait dans le pays et on en avait grand'peur. On racontait d'eux des cruautés effroyables et des vols audacieux. On nous avait tant annoncé, d'année en année, des brigands qui n'avaient jamais paru chez nous, que je n'y croyais plus. Force me fut de voir le danger et de l'apprécier.
Ils étaient sept et ne se jugeaient point en nombre suffisant pour attaquer l'abbaye de Beaulieu, qui était devenue une ferme habitée et bien gardée. À Valcreux, disaient-ils, il n'y avait que le vieux prieur, deux vieux ouvriers et deux femmes. Ils étaient bien renseignés; seulement, ils ne comptaient pas Dumont, ce qui me prouva qu'il n'y en avait aucun de notre commune. Cela me fit plaisir.
S'emparer du moutier n'était donc pas difficile; mais y avait-il là quelque chose à prendre qui en valût la peine? On ne connaissait aucune économie au prieur, et la République s'était emparée de tout l'argent des moines. Il n'y avait qu'un plaisir à espérer, celui de dévaster la propriété du jacobin Costejoux.
Un de ces hommes insista sur l'argent que devait avoir le prieur. Il dit que ces gens-là étaient plus malins que la République et qu'ils avaient constamment trouvé le moyen de lui soustraire quelque chose. Il paraît qu'il ne faisait pas plus de cas des gens d'Église que des jacobins.
Le dernier avis parut l'emporter et on parla de la manière de s'introduire. Deux de ces hommes devaient se présenter dans la soirée comme mendiants et demander à coucher dans la grange. À minuit, ils ouvriraient la porte aux deux autres. Ils ne paraissaient pas ignorer que les brèches avaient été réparées et qu'il n'était pas facile d'entrer par-dessus les murs. En attendant, ces bandits parlèrent de souper chez le garde de la forêt, qui était un homme à eux, une manière de complice et de receleur.
Je jugeai que je n'avais pas de temps à perdre pour contrarier ces beaux projets. Je m'apprêtais à quitter ma cachette pour m'éloigner, lorsque je heurtai une souche dans l'obscurité et fis quelque bruit en tombant. Tous firent silence et j'entendis armer des fusils. Je restai à terre immobile. On chercha autour de moi; je pensais que c'était ma dernière heure, car ils ne faisaient point de grâce à ceux qui découvraient leur secret. Ils ne me trouvèrent pas et s'imaginèrent n'avoir entendu que le bruit d'une branche morte tombant d'un arbre. Je profitai, pour m'échapper, du bruit qu'ils firent eux-mêmes en retournant à leur carrefour. Mais, forcée de percer dans le taillis, car toutes les routes que j'aurais pu prendre aboutissaient à ce carrefour d'où ils auraient pu me voir, je ne pus savoir où j'étais et je m'égarai pendant une bonne demi-heure, tremblant de revenir sur mes pas et de me retrouver auprès d'eux.
Enfin, après m'être heurtée à bien des arbres et déchirée à toutes les épines, je me retrouvai à la lisière du bois, et je m'enfuis à travers la lande jusqu'à ce que j'eusse rejoint le chemin de Valcreux. J'y arrivai baignée de sueur malgré le froid qu'il faisait, et si essoufflée que j'avais peine à m'expliquer. J'allai au plus pressé, qui était de courir chez notre ancien maire, lequel était réélu depuis deux jours, et de lui raconter l'aventure. Il savait que je n'étais ni peureuse, ni visionnaire, et, sur-le-champ, il manda le garde champêtre pour rassembler le monde et avertir du danger qui menaçait le moutier. Nous n'avions plus guère d'hommes valides, tous les jeunes étaient à l'armée, mais les vieux ne manquaient pas de courage, et, quand on sut que les brigands n'étaient pas plus de sept, on résolut de tâcher de les prendre, car on soupçonnait plus d'une personne mal famée des environs de faire partie de la bande et on leur en voulait plus que s'ils eussent été des étrangers.
On s'arma comme on put. On avait encore quelques vieux fusils cachés qui avaient échappé aux réquisitions; et puis on avait les fameuses piques et hallebardes prises au moutier en 89 et qui faisaient le fond de l'armement de la garde nationale de la commune. On m'engagea à bien recevoir les faux mendiants et à leur laisser ouvrir la porte à minuit. On convint que vingt des nôtres se tiendraient cachés dans le pli de terrain autour de la fontaine aux Miracles; douze autres seraient cachés d'avance dans la chapelle du moutier, de manière à prendre les bandits par devant et par derrière.
Je courus donc avertir le prieur, et je l'engageai à se tenir bien tranquille dans sa chambre, que je chargeai Dumont de garder avec la Mariotte. Celle-ci mit en riant une broche derrière la porte, bien résolue à s'en armer au besoin. Les deux ouvriers veillèrent dans la cuisine et je m'en retournai à la grande porte pour recevoir les faux mendiants, qui ne tardèrent pas à se présenter et que je fis entrer sans leur témoigner de défiance.
Je leur demandai s'ils avaient faim. Ils répondirent que non, qu'ils avaient beaucoup marché et ne souhaitaient qu'un coin pour dormir. Je les conduisis à l'endroit que je leur destinais et ils se jetèrent sur un tas de fougères, comme des gens harassés. J'eus à veiller à ce que nos amis du village fussent assez prudents pour s'introduire sans bruit un à un dans la chapelle. Mais j'eus beau faire et beau dire, ils ne purent se tenir d'y causer à voix basse et bientôt je vis que les deux bandits ne dormaient pas, qu'ils se méfiaient et se glissaient dans la cour pour observer. Il était déjà onze heures du soir quand tous les préparatifs de nos défenseurs furent terminés, et nous fûmes surpris d'entendre les chouettes du donjon crier plus que de coutume. Je fis grande attention, et tout à coup, je dis à nos gens:
– Ce ne sont pas de vrais cris d'oiseau. Les chouettes elles-mêmes s'en aperçoivent, elles ne disent plus rien. Ce sont nos deux bandits qui ont grimpé au faîte du grenier et qui avertissent leurs camarades de ne pas approcher, parce que le moutier est en état de défense. Je serais bien étonnée si, dans un moment, ils n'essayaient pas de sortir du moutier pour les rejoindre.
– En ce cas, me répondit-on, il faut les guetter, leur tomber dessus et les arrêter.