Le repas était servi avec une certaine élégance qui me frappa, car c'était la première fois que je mangeais à une table bourgeoise, et M. Costejoux était assez riche pour qu'il y parût, même dans cette installation improvisée. Sa mère était une savante femme de ménage qui s'occupait de tout avec vigilance et lenteur, et qui tenait avant tout à ce que son fils et sa pupille ne manquassent d'aucun bien-être et même d'aucune recherche. M. Costejoux semblait, lui, ne tenir à rien pour lui-même, mais il prenait un grand plaisir à voir Louise satisfaite de son hospitalité. Sans paraître la regarder, il ne perdait pas de vue ses mouvements et tout aussitôt il devinait ce qu'elle voulait et s'empressait pour qu'elle n'eût pas même la peine de parler. Il était auprès d'elle comme j'étais auprès d'Émilien quand j'avais le bonheur de le prévenir en le servant. Tout ce que je voyais là m'étonnait, bien que je fusse assez fine pour ne pas faire la niaise ébaubie. Mais ce qui me frappait le plus était de voir Louise si changée. J'avais quitté une enfant malingre, halée, nouée, retardée moralement par une vie de misère et de chagrin: je retrouvais une belle demoiselle qui s'était développée tout à coup dans le bien-être et la sécurité. Elle avait grandi de toute la tête. Elle était devenue longue et mince, de trapue qu'elle avait menacé d'être. Elle était encore pâle, mais si blanche et d'une peau si transparente et si fine que je croyais voir un lis. Ses mains, polies comme de l'ivoire, me paraissaient invraisemblables. On eût dit qu'elles ne pouvaient servir à rien qu'à être regardées et baisées. Je me souvenais bien de les avoir soignées de mon mieux, parce qu'elle tenait à les avoir propres et saines, mais je n'avais pas de gants à lui donner, et je n'aurais jamais imaginé qu'on pût les amener à ce point de perfection.
Elle s'aperçut de l'admiration qu'elle m'inspirait, et, se penchant vers moi, elle me passa son bras autour du col avec beaucoup de gentillesse, mettant sa joue contre la mienne, mais sans jamais y poser sa bouche, ce que je remarquais fort bien. Je me rappelai que jamais elle ne m'avait honorée d'un baiser, même dans ses meilleurs jours et ses plus fines câlineries. M. Costejoux ne remarquait pas cela. Il la trouvait charmante avec moi et me disait:
– N'est-ce pas qu'elle est changée?
– Elle est embellie, lui répondis-je.
– Eh bien, et toi? dit-elle en me regardant comme si elle ne m'eût pas encore vue: sais-tu que tu n'es pas reconnaissable, Nanon? tu es vraiment une très belle fille. La maladie t'a donné de la distinction et tes mains seraient mieux faites que les miennes si tu les soignais.
– Soigner mes mains? repris-je en riant: moi?…
Je m'arrêtai, craignant de mettre un reproche dans ma comparaison, mais elle le devina et me dit avec une grande douceur:
– Oui, toi, tu soignes tout ce qui n'est pas toi, et moi, je suis une personne gâtée par la charité des autres au point d'avoir l'air de croire que cela m'est dû; mais je suis loin d'oublier ce que je suis, va!
– Et qui donc êtes-vous? lui dit M. Costejoux avec une tendre inquiétude. Voyons, confessez-vous un peu, puisque vous voilà dans un jour de mélancolie et d'abandon. Dites du mal de vous, c'est votre procédé pour avoir nos mamours.
– Vous voulez que je me confesse? reprit-elle; je veux bien; je suis si sûre d'une maternelle absolution de ma tante (elle appelait ainsi madame Costejoux)! et, quant à vous, il n'y a pas de papa plus indulgent. Nanon est une gâteuse d'enfants, de premier ordre. J'en sais quelque chose. L'ai-je fait assez enrager avec mes colères et mes caprices! J'étais détestable, Nanon, j'étais odieuse, et toi, patiente comme un ange, tu disais: «Ce n'est pas sa faute, elle a trop souffert, cela passera!» Tu empêchais Émilien de me gronder, et tu voulais persuader à ce pauvre prieur que mes malices devaient l'amuser. Elles ne l'amusaient pas, elles le rendaient plus malade. Je rendais tout le monde malheureux, et, si mes autres souvenirs d'enfance sont des cauchemars, mes souvenirs du moutier sont tous des remords.
– Ne parlez pas comme cela, lui dis-je, vous me faites du chagrin; j'aurais voulu souffrir pour vous davantage; on ne regrette pas sa peine quand on aime.
– Je sais cela; aimer est ta religion. Pourquoi n'est-ce pas la mienne au même degré? Je serais heureuse, parce que je me sentirais acquittée envers ceux qui me comblent de bontés. Voilà ma tristesse et ma honte, vois-tu! je suis comme une plante brisée qui ne peut reprendre racine dans aucune terre, si bonne qu'elle soit. Mon esprit et mon cœur languissent. Je ne comprends rien à ma destinée. J'en suis à me demander pourquoi on a pitié de moi, pourquoi l'on essaye de me rendre à la vie, quand ma race est maudite et anéantie; pourquoi enfin, on ne m'a pas laissé m'étioler et m'éteindre comme tant d'autres victimes plus intéressantes que moi?
Pendant qu'elle disait ces choses tristes avec un sourire singulier et des yeux qui erraient comme si elle ne s'adressait à personne, M. Costejoux, à demi tourné sur sa chaise, regardait le feu qui pétillait dans la cheminée et paraissait plongé dans un problème moitié douloureux moitié agréable. Sa mère regardait Louise avec une certaine anxiété. Elle craignait évidemment de la voir déclarer à M. Costejoux qu'elle ne l'aimerait jamais.
Il ne voulait point croire à cela, lui; il prit la chose gaiement.
– Ainsi, lui dit-il, vous êtes triste parce que vous êtes aimée et que vous n'aimez pas? Voilà un grand malheur, en effet, mais difficile à comprendre, car, si vous n'aimiez pas du tout, vous n'auriez aucun regret de faire de la peine aux autres.
Elle le regarda attentivement, et pourtant, comme si elle ne l'eût pas entendu, elle se retourna vers moi.
– Tu es aimante à l'excès, toi, me dit-elle. Tu as le malheur contraire au mien. Certainement mon frère doit être reconnaissant, amoureux peut-être, mais quel sera ton avenir?
M. Costejoux était impétueux, il ne put supporter cette sortie, qui me rendit pâle et confuse; il oublia la promesse qu'il m'avait faite et répondit vivement à ma place:
– Son avenir sera d'être adorée de son mari: tout le monde n'est pas privé de cœur ni de raison.
Louise devint rouge de dépit.
– Il est possible, dit-elle, que mon frère ait conçu le généreux dessein d'épouser celle qui lui a sauvé la vie: mais le voilà marquis, monsieur Costejoux, il devient l'aîné de la famille…
– Par conséquent, le maître de disposer de son avenir, mademoiselle de Franqueville! et, s'il n'épousait pas sa meilleure amie, il serait le plus lâche des gentilshommes.
M. Costejoux était en colère, Louise n'osa répliquer. Madame Costejoux s'efforça de renouer la conversation, mais tout le monde était blessé, elle échoua.
Le dîner était fini, elle me prit le bras et m'emmena dans sa chambre qui était disposée pour servir de salon. Elle me montra avec une certaine complaisance comme tout était bien arrangé, la chambre de Louise à côté de la sienne, avec un luxe de miroirs, de toilettes, de petits meubles à chiffons; on eût dit d'une boutique.
– Nous sommes à l'étroit, me dit-elle, mais ne craignez rien, nous vous logerons pour le mieux. On mettra un lit dans ma chambre et vous dormirez près de moi. J'ai le sommeil tranquille; mais, si vous voulez causer, nous causerons; je m'arrange de tout. Rien ne me gêne ni ne me contrarie pourvu que mon cher fils soit content. Je l'ai laissé exprès un peu seul avec Louise. Quand ils sont ensemble, il plaide mieux et elle se laisse charmer, il parle si bien!
– Je le sais, répondis-je. Tout ce qu'il dit, tout ce qu'il pense est beau et bien! Mais croyez-vous vraiment travailler à son bonheur?…
– Ah! je sais bien! je sais bien! reprit-elle avec plus de vivacité que ne le lui permettait d'habitude son parler lent et mesuré. Elle a bien des préjugés, de gros préjugés, et avec cela certains petits défauts. Mais on change tant quand on aime! N'est-ce pas votre avis?