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– Eh bien, c'est ce que je dis! Je ne l'épouserai pas, et il me faudra accepter ses dons ou mourir de misère. Épouse mon frère, Nanette, il le faut. Tu lui assureras une existence et je te jure que je travaillerai avec vous pour gagner le pain que vous me donnerez. Je reprendrai mes sabots et mon bavolet, et je n'en serai pas plus laide. Je sacrifierai la blancheur de mes mains. Cela vaudra mieux que de sacrifier la fierté de mon rang et mes opinions.

– Quelle que soit votre volonté, ma chère Louise, vous pouvez bien compter qu'elle sera faite si j'épouse votre frère, et vous n'aurez pas à travailler pour gagner votre vie. Il suffira que vous vous contentiez de nos habitudes de paysans; nous tâcherons même de vous les adoucir, vous le savez bien. Mais vous ne serez point heureuse ainsi.

– Si fait! tu me crois encore paresseuse et princesse?

– Ce n'est pas cela: je crois ce que vous m'avez dit; vous aimez M. Costejoux et vous regretterez d'avoir fait son malheur et le vôtre pour contenter votre orgueil…

Je m'arrêtai, très surprise de la voir pleurer, mais son chagrin se tourna en dépit.

– Je l'aime malgré moi, dit-elle, et nous serions plus malheureux mariés que brouillés. Est-ce que je sais, d'ailleurs, si c'est de l'amour que j'ai pour lui? Connaît-on l'amour à mon âge? Je suis encore une enfant, moi, et j'aime qui me gâte et me choie. Il a beaucoup d'esprit, Costejoux! il parle si bien, il sait tant de choses, qu'on s'instruit tout d'un coup en l'écoutant, sans être obligée de lire un tas de livres. Certainement il m'a beaucoup changée et, par moments, il me semble qu'il est dans le vrai et que je suis dans l'erreur. Mais je me repens de cela et je rougis de mon engouement. Je m'ennuie beaucoup ici. La mère Costejoux est excellente, mais si douce, si monotone, si lambine dans ses perfectionnements domestiques, que j'en suis impatientée. Nous ne voyons personne au monde, les circonstances ne le permettent pas, car on me cache encore un peu, comme un hôte compromettant. Les jacobins ne se croient pas battus et dureront peut-être encore quelque temps. Dans cette solitude, je deviens un peu folle. Je suis trop gâtée, on ne me laisserait pas toucher une casserole ou un râteau dans le jardin, et ma paresse m'est devenue insupportable. Avec cela, je n'ai pas reçu l'éducation première qui fait qu'on sait s'occuper et qu'on peut raisonner ses idées. Je n'ai pas voulu prendre mes leçons avec toi au moutier, j'ai l'âme vide, je ne vis que des rêves de divagations. Enfin, je m'ennuie à mourir, je te dis, et, quand Costejoux vient nous voir, je m'éveille, je discute, je pense, je vis. Je prends cela pour de l'attachement: qui sait si tout autre ne m'en inspirerait pas autant, dans l'état d'esprit où je me trouve?

– Si vous me demandez conseil, Louise, il faut écouter votre cœur et sacrifier votre orgueil, voilà ce que je pense.

M. Costejoux mérite d'être aimé, ce n'est pas un homme ordinaire.

– Tu n'en sais rien! Tu connais le monde et les hommes encore moins que moi.

– Mais je les devine mieux que vous. Je sens dans M. Costejoux un grand cœur et un grand esprit. Tous ceux qui me parlent de lui me confirment dans mon idée.

– Il passe pour un homme supérieur, je le sais. Si j'étais sûre qu'il le fût réellement!… mais non, cela ne m'absoudrait pas; je ne dois pas épouser l'ennemi de ma race. Promets-moi de me donner asile, et, le lendemain de ton mariage avec mon frère, je me sauverai d'ici pour aller chez vous.

– Je n'ai rien à vous promettre, moi. Émilien, s'il est mon mari, sera mon maître et je serai contente de lui obéir. Vous savez bien qu 'il sera heureux de vous avoir avec lui. Soyez donc tranquille de ce côté-là, et, à présent que vous êtes sûre d'être libre dans l'avenir, songez au présent sans prévention. Voyez comme vous êtes aimée, gâtée, et comme vous seriez heureuse si vous aviez l'esprit de l'être.

– Tu as peut-être raison, répondit-elle. Je réfléchirai encore, Nanon, mais donne-moi ta parole de ne pas dire à Costejoux que je l'aime.

– Je vous la donne, mais rendez-la-moi tout de suite. Laissez-moi lui donner ce bonheur qu'il mérite si bien, et qui lui fera avoir encore plus d'éloquence pour vous persuader.

– Non, non! je ne veux pas! Il est déjà assez fat avec moi. Dis-lui que je t'ai laissée dans l'incertitude, puisqu'au fond, c'est la vérité.

Il fallut me contenter de cette conclusion qui n'en était pas une.

XXVI

Pendant le déjeuner, elle me fit de plus franches amitiés que je n'en avais encore reçu d'elle, et me dit à plusieurs reprises que, si j'étais au-dessous d'elle par la naissance, j'étais fort au-dessus par l'intelligence et l'instruction. Mais M. Costejoux ne put jamais lui faire reconnaître ou avouer que ce que l'on a acquis par le travail et la volonté vaut plus que ce que le hasard vous a donné.

Ils insistèrent tellement pour me garder, que je dus passer encore la journée avec eux. Ils étaient si bons et Louise se montrait si aimable, que je n'eus aucun déplaisir en leur compagnie; mais l'habitude d'agir et de m'occuper d'autre chose que de paroles me fit trouver le temps long, et, malgré de tendres adieux à mes hôtes, je fus contente de remonter en voiture pour retourner chez nous.

Comme je disais cela en route, à Dumont:

– Pourquoi, répondit-il, ne dites-vous pas chez moi, puisque vous voilà maîtresse de maison, propriétaire, et aussi dame que qui que ce soit?

– Non, mon ami, lui répondis-je après un moment de réflexion. Je veux rester paysanne. J'ai mon orgueil de race aussi, moi! C'est une découverte que Louise m'a fait faire et à laquelle je n'avais jamais songé. Si, comme elle dit, Émilien se souvient d'être marquis et qu'il me croie au-dessous de lui, je resterai sa servante par amitié; mais je ne me marierai pas avec un homme qui mépriserait ma naissance. Je la trouve bonne, moi, ma naissance! Mes parents étaient honnêtes. Ma mère fut pleine de cœur et de courage, tout le monde me l'a dit; mon grand-oncle était un saint homme. De père en fils et de mère en fille, nous avons travaillé de toutes nos forces et n'avons fait de tort à personne. Il n'y a pas de quoi rougir.

Cette idée me resta dans la tête et me donna une certaine force d'esprit que je n'avais pas encore senti en moi. Ce fut le profit de mon voyage à Franqueville. Louise m'écrivit, d'une écriture de chat et sans un mot d'orthographe, pour me dire que ma visite lui avait fait du bien et que, se sentant libre, grâce à ma promesse, elle se trouvait plus contente de sa position présente et des soins de ses aimables hôtes.

Les événements de Paris, les émeutes du 1er avril et du 20 mai eurent chez nous le retentissement tardif accoutumé. On arriva jusqu'en juin sans comprendre ce que signifiaient ces luttes si graves. Enfin l'on comprit que c'en était fait du jacobinisme et du pouvoir du peuple parisien. Les paysans s'en réjouirent et personne chez nous ne plaignit les déportés, si ce n'est moi, car il devait y avoir parmi eux des gens de cœur comme M. Costejoux, qui avaient cru leur opinion seule capable de sauver la France et qui avaient sacrifié leurs instincts généreux à ce qu'ils regardaient comme leur devoir. J'eus bien quelque inquiétude pour lui, et, pendant quelques semaines, il s'absenta du pays pour se faire oublier. Cela servit ses amours, car Louise m'écrivit qu'elle s'ennuyait beaucoup de ne pas le voir, qu'elle était alarmée pour lui et qu'elle lui était véritablement très attachée.

Sans être bien ardent comme l'on voit, cela était sincère. Elle ne songeait point à se réjouir des vengeances de la réaction. Pour la distraire de la solitude, madame Costejoux lui offrit de me rendre ma visite; je les y engageai vivement, et, par un beau jour de l'été de 95, elles arrivèrent au moutier.

Louise était mise très simplement et paraissait revenue de ses idées vaines et fausses. Elle admira beaucoup la propreté, l'ordre et le confort que j'avais enfin pu établir au moutier malgré la rigueur des temps. Mon intérieur était loin d'être somptueux, mais j'avais su tirer parti de tout. Avec de vieux meubles brisés et abandonnés dans les greniers, j'avais su, en dirigeant les ouvriers du village qui n'étaient point maladroits, réinstaller un mobilier très passé de mode, mais plus beau que les colifichets modernes. J'avais fait de la salle du chapitre, une manière de grand parloir, dont les stalles sculptées avaient été dédaignées comme des antiquailles par la saisie révolutionnaire, et cette décoration en bois avec son revêtement finement ouvragé qui couvrait en partie la muraille, était aussi belle que saine. Il n'en coûtait rien de la tenir propre et brillante. Le pavé de marbre noir était intact, j'avais obtenu de Mariotte que les poules n'y pénétreraient pas, non plus que dans les appartements du rez-de-chaussée, car il y a plus d'apathie que de nécessité à vivre avec les animaux, et je me rappelais que mon grand-oncle ne les souffrait pas dans sa pauvre chaumière, ce qui ne m'avait pas empêchée d'élever très bien les miens.