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M. Costejoux m'écouta très sérieusement, et, voyant que j'étais sincère, il fit cas de mes bonnes raisons. Alors, il revint à son dépit contre Louise, et, l'ayant bien exhalé, il se laissa toucher par mes prières. Je me mis presque à ses genoux pour qu'il me promît de se guérir moralement et physiquement, car je voyais bien qu'il était malade. L'état bizarre où je venais de le surprendre n'était point son état normal, et ce n'était pas non plus celui d'un homme en santé. J'obtins qu'il mangerait et dormirait aussi régulièrement que la chose serait compatible avec la hâte et l'urgence de sa profession. Il me jura, en pressant mes mains dans les siennes, qu'il écarterait les idées de suicide comme indigne d'un bon fils et d'un honnête homme. Enfin, je le ramenai à sa mère, très attendri, par conséquent à moitié soumis à sa destinée.

Pauvre Costejoux! elle ne fut pas toujours heureuse. Louise pleura beaucoup devant les reproches d'Émilien. Elle eût voulu écrire, pour exprimer tous les combats de son cœur et marquer ses regrets, sa reconnaissance. Elle ne savait presque pas écrire, elle eût voulu parler elle-même; mais elle n'osa revenir sur ses pas et ne put vaincre ses préjugés. Elle chargea son frère de redire tout ce qu'elle lui disait. Costejoux ne comptait point sur son retour. Il surmonta son chagrin, renferma son mécontentement et montra, à la fête champêtre de notre mariage qui eut lieu au moutier, une gaieté charmante et une grande bonté avec tout le monde.

Il était ou semblait guéri; mais Louise s'ennuya de la misère, de la violence et peut-être aussi de la nullité de ceux à qui elle avait demandé asile.

Un beau jour, elle revint tomber aux pieds de madame Costejoux, et peu de semaines après elle épousa notre ami.

Ils ont vécu dans un accord apparent et sans avoir de graves reproches mutuels à se faire. Mais leurs cœurs ne s'entendirent et ne se confondirent qu'à la longue. Ils avaient chacun une religion, elle le prêtre et le roi, lui la République et Jean-Jacques Rousseau. Il était bien toujours épris d'elle, elle était si jolie avec ses grâces de chatte; mais il ne pouvait la prendre au sérieux, et, par moments, il était sec et amer en paroles, ce qui montrait le vide de son âme à l'endroit du vrai bonheur et de la vraie tendresse. La mort de sa mère ajouta à son malaise moral. Il s'attacha dès lors à faire fortune pour contenter les goûts frivoles de sa femme et il est à présent un des plus riches du pays. Elle est morte jeune encore et lui laissant deux charmantes filles, dont l'une a épousé son cousin, Pierre de Franqueville, mon fils aîné.

Quant à nous, nous sommes arrivés à une grande aisance qui nous a permis de bien élever nos cinq enfants. Ils sont tous établis aujourd'hui, et, quand nous avons le bonheur d'être tous réunis avec leurs enfants et leurs femmes, il s'agit de mettre vingt-cinq couverts pour toute la famille. Costejoux a beaucoup pleuré sa pauvre Louise, mais il a vécu pour ses filles qu'il adore, et la fin de sa vie est devenue plus calme. Sa foi politique n'a pourtant pas transigé. Il est resté sous ce rapport aussi jeune que mon mari. Ils n'ont pas été dupes de la révolution de Juillet. Ils n'ont pas été satisfaits de celle de Février. Moi qui, depuis bien longtemps, ne m'occupe plus de politique – je n’en ai pas le temps – je ne les ai jamais contredits, et, si j'eusse été sûre d'avoir raison contre eux, je n'aurais pas eu le courage de le leur dire, tant j'admirais la trempe de ces caractères du passé, l'un impétueux et enthousiaste, l'autre calme et inébranlable, qui n'ont pas vieilli et qui m'ont toujours semblé plus riches de cœur et plus frais d'imagination que les hommes d'aujourd'hui.

J'ai perdu, l'an dernier, l'ami de ma jeunesse, le compagnon de ma vie, l'être le plus pur et le plus juste que j'aie jamais connu. J'avais toujours demandé au ciel de ne pas lui survivre, et pourtant je vis encore, parce que je me vois encore utile aux chers enfants et petits-enfants qui m'entourent. J'ai soixante-quinze ans, et je n'ai pas longtemps à attendre pour rejoindre mon bien-aimé.

– Sois tranquille, m'a-t-il dit en mourant; nous ne pouvons pas être longtemps séparés, nous nous sommes trop aimés en ce monde-ci pour recommencer l'un sans l'autre une autre vie.

* * *

Madame la marquise de Franqueville est morte en 1864, épuisée de fatigue pour avoir soigné les malades de son village dans une épidémie. Elle avait vécu jusque-là sans aucune infirmité, toujours active, douce et bienfaisante, adorée de sa famille, de ses amis et de ses paroissiens, comme disent encore les vieux paysans du centre. Elle avait acquis, par son intelligente gestion et celle de son mari et de ses fils, une fortune assez considérable dont ils avaient toujours fait le plus noble usage et dont elle se plaisait à dire qu'elle l'avait commencée avec un mouton.

J'ai su qu'elle avait, à force de sagesse et de bonté, vaincu les répugnances de ce qui restait de parents à son mari. Elle secourut ceux qui étaient tombés dans la détresse, et sut ménager si bien les convictions des autres, que tous la prirent en grande estime et même quelques-uns en grand respect. Madame de Montifault ne voulut jamais la voir, mais elle finit par dire un jour:

– On prétend que cette Nanon est une personne aussi distinguée et d'aussi bonne tenue que qui que ce soit. Elle fait du bien avec délicatesse; peut-être même m'en a-t-elle fait à mon insu, car j'ai reçu des secours dont je n'ai jamais su la provenance. Au reste, j'aime autant ne pas le savoir. Quand les Bourbons reviendront et que je pourrai m'acquitter, je tirerai la chose au clair. Je ne me soucie pas d'avoir à remercier la Nanon, non plus que son jacobin de mari.

Tous les nobles persécutés de ce temps-là ne furent pas aussi implacables, et si, au retour des Bourbons, beaucoup d'entre eux furent vindicatifs, plusieurs furent reconnaissants et mieux éclairés. On a vu le grand parloir du moutier s'emplir, aux grandes occasions, de visiteurs et d'amis de tout rang, depuis les nobles parents des filles de M. Costejoux, descendantes des Franqueville par leur mère, jusqu'aux arrière-petits-fils de Jean Lepic, le grand-oncle de Nanon. Je me suis informé de Pierre et de Jacques Lepic, ces deux cousins de la marquise qui furent les compagnons de son enfance. L'aîné à qui elle avait appris à lire, devint officier; mais lorsqu'il revint en congé, elle dut l'éloigner au moment de son mariage. Il s'était mis en tête de supplanter Émilien auprès d'elle, alléguant qu'il était aussi gradé que son rival et qu'il avait un bras de plus. Il s'est résigné et s'est fixé ailleurs. Quant au petit cousin Pierre, il est resté l'ami de la famille, et un de ses fils a épousé, sans cesser, quoique convenablement instruit, d'être un paysan, une des demoiselles de Franqueville.

J'ai eu occasion de voir une fois la marquise de Franqueville à Bourges, où elle avait affaire. Elle me frappa par son grand air sous sa cornette de paysanne qu'elle n'a jamais voulu quitter et qui faisait songer à ces royales têtes du moyen âge dont nos villageoises ont gardé la coiffure légendaire. J'ai vu aussi le marquis en cheveux gris avec sa manche vide attachée sur sa poitrine au bouton de sa veste. Lui aussi porta toujours le costume rustique. Ses manières simples, son langage pur et modeste, une beauté extraordinaire dans le regard, donnaient l'idée d'un homme de grand mérite, qui a préféré le bonheur à l'éclat et choisi l'amour à l'exclusion de la gloire.

Fin

1872