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Il traverse la galerie d'Apollon. Il marche d'un pas rapide. Il écarte ceux qui, comme Bourrienne, lui recommandent la prudence, lui déconseillent de se rendre devant l'assemblée des Cinq-Cents, où la majorité des députés lui est hostile. Ne comprennent-ils pas qu'il vaut mieux se battre mal que ne pas se battre ? Il est persuadé qu'il n'obtiendra rien de ces députés par la modération. Sieyès, près de lui, ne dit rien. Dans l'escalier qui conduit à l'Orangerie, l'écrivain Arnault, qui arrive de Paris, l'interpelle : il vient de quitter Fouché.

- Fouché vous répond de Paris, général, mais c'est à vous, dit-il, de répondre de Saint-Cloud. Il est d'avis qu'il faut brusquer les choses, si l'on veut vous enlacer dans des délais... Le citoyen Talleyrand estime aussi qu'il n'y a pas de temps à perdre.

On essaie pourtant de le retenir au moment où il va pénétrer dans la salle de l'Orangerie où siègent les Cinq-Cents.

Il se dégage. Il faut trancher ce nœud. Escorté de grenadiers, il fend la cohue qui encombre le couloir et pousse la porte, avance seul.

Devant lui, ces hommes en toques rouges. Des cris, des hurlements. Les visages de la haine.

- Hors la loi le dictateur ! À bas le dictateur ! crie-t-on.

Un député, qui dépasse de la tête tous les autres, se rue en avant, frappe violemment l'épaule de Napoléon.

- Général, est-ce donc pour cela que tu as vaincu ? demande-t-il.

Il y a quelques cris de « Vive Bonaparte ! », vite recouverts par les hurlements. « Hors la loi, hors la loi », répète-t-on.

Un instant il a un voile devant les yeux. Il étouffe dans la bousculade. Il voit des députés brandir des poignards. Il griffe ses dartres, ses boutons sur son visage. Le sang coule sur ses joues. Il se sent soulevé, porté.

Il est dans le salon, Sieyès est en face de lui, calme.

- Ils veulent me mettre hors la loi, eux, dit-il.

- Ce sont eux qui s'y sont mis, répond Sieyès. Il faut faire donner la troupe.

Napoléon, en quelques secondes, retrouve son calme. Il ne voulait pas d'un coup de force militaire. Il n'en veut pas encore. Mais il ne peut pas perdre.

On entend des cris provenant de l'Orangerie.

On pousse les portes du salon. On assure que les Cinq-Cents ont décrété la mise hors la loi du général.

Il ne peut pas perdre. Il dégaine son épée, crie, depuis la fenêtre : « Aux armes ! Aux armes ! »

Puis se précipite, suivi de ses aides de camp, dans la cour, monte à cheval. Lucien apparaît, tête nue. Il réclame un cheval.

Sieyès lance :

- Ils nous mettent hors la loi ! Eh bien, général, contentez-vous de les mettre hors la salle !

Lucien, debout sur les étriers, crie :

- Un tambour, un roulement de tambour !

Le tambour bat. Puis c'est le silence.

- Français, le président du Conseil des Cinq-Cents vous déclare que l'immense majorité de ce conseil est, en ce moment, sous la terreur de quelques représentants à stylets... Ces odieux brigands, sans doute à la solde de l'Angleterre... ont osé parler de mettre hors la loi le général chargé de l'exécution du décret du Conseil des Anciens... Ce petit nombre de furieux se sont mis eux-mêmes hors la loi... Ces proscripteurs ne sont plus les représentants du peuple, mais les représentants du poignard... !

Les acclamations emplissent l'esplanade et la cour.

Napoléon a du mal à rester en selle. Son cheval piaffe, fait des écarts.

Napoléon sait que c'est l'instant crucial de cette journée. Et il est sûr qu'il va l'emporter. Il le doit.

- Soldats, crie-t-il, je vous ai menés à la victoire, puis-je compter sur vous ?

Des hommes lèvent leur fusil et leur épée, répondent oui.

Cette rumeur enfle, porte Napoléon.

- Des agitateurs cherchent à soulever contre moi le Conseil des Cinq-Cents. Eh bien, je vais les mettre à la raison ! Puis-je compter sur vous ?

On crie : « Vive Bonaparte ! »

- J'ai voulu leur parler, reprend Napoléon, ils m'ont répondu par des poignards...

Il a gagné. Il suffit de quelques mots encore.

- Depuis assez longtemps, la patrie est tourmentée, lance-t-il, pillée, saccagée, depuis assez longtemps ses défenseurs sont avilis, immolés. Ces braves que j'ai habillés, payés, entretenus au prix de nos victoires, dans quel état je les retrouve...

- Vive Bonaparte !

- Trois fois j'ai ouvert les portes de la République, et trois fois on les a refermées.

- Vive Bonaparte !

- Oui, suivez-moi, je suis le dieu du jour !

Les acclamations reprennent. Il entend Lucien qui lui crie :

- Mais taisez-vous donc, vous croyez parler à des Mamelouks ?

Lucien a raison : il ne faut plus parler.

Napoléon se penche, donne un ordre au général Leclerc. Les grenadiers s'ébranlent. Les tambours battent la charge, se dirigent vers l'Orangerie. On voit des députés du Conseil des Cinq-Cents enjamber les fenêtres, laissant tomber leur toque rouge, se débarrassant de leur toge blanche, s'enfuyant dans le parc. Et l'on entend Murat crier : « Foutez-moi tout ce monde-là dehors ! »

Il fait nuit. Il est dix-huit heures.

Il suffit d'attendre dans le salon. L'aide de camp Lavalette apporte la nouvelle que les Anciens ont voté le décret remplaçant le Directoire par une commission exécutive de trois membres. Mais il faut le vote des Cinq-Cents.

Les soldats s'en vont à Saint-Cloud, dans les guinguettes, les jardins, les cafés, retrouver les députés qui se sont enfuis, afin de les ramener à l'Orangerie, pour qu'ils votent à leur tour.

Napoléon va et vient dans le salon. Le château, maintenant, est silencieux. On entend le piétinement des soldats qui commencent à quitter Saint-Cloud.

Lucien, vers minuit, entre dans le salon, rayonnant.

Il lit le décret : « Le corps législatif crée une commission consulaire exécutive composée des citoyens Sieyès, Roger Ducos, ex-directeurs, et de Bonaparte, général, qui porteront le nom de consuls de la République. »

Puis Napoléon prend place dans le cortège qui conduit les consuls jusqu'à la salle de réunion où ils vont prêter serment de fidélité « à la Souveraineté du Peuple, à la République française une et indivisible, à l'Égalité, à la Liberté et au Système représentatif ».

Napoléon prononce ces mots le dernier.

Il est consul à l'aube de ce 11 novembre 1799.

Dans la voiture qui, à cinq heures du matin, le reconduit à Paris, il se tait. Il devine que, dans l'obscurité, Bourrienne, assis près de lui, le regarde.

Mais Napoléon, les yeux fermés, ne tourne pas la tête.

La voiture longe des soldats qui se rangent sur le bas-côté de la route. Ils sont gais. Ils chantent :

Ah ça ira, ça ira

Les aristocrates à la Lanterne.

Napoléon sait bien que, quoi qu'il fasse, il est le fils de la Révolution. Mais elle est finie, comme l'aube.

Il ouvre les yeux. La voiture entre dans Paris. Les rues sont désertes, silencieuses. Le bruit des roues sur les pavés et des sabots des chevaux de la petite escorte résonne entre les façades aux volets clos.

Il éprouve un sentiment jusqu'alors inconnu de puissance sereine. Après tous ces mois d'Égypte, avec leurs incertitudes, les revers, après ces heures où il a vu briller à Saint-Cloud les poignards de la haine, où, à chaque instant, il a pu tout perdre, il lui semble qu'enfin il a franchi les derniers obstacles. Devant lui s'étend l'horizon, sa vie. Tout maintenant sera grand. Il le sent. Il le veut.

Oui, la Révolution est finie.

Il est celui qui ferme un temps et ouvre une autre époque.

Enfin, enfin ! Le jour se lève ! À moi l'avenir !