Charles, l'esprit fort, l'ennemi des jésuites, le voltairien, réclame des prêtres, se confesse, prie. Sa voix se voile, puis par à-coups s'éclaircit, et dans les heures qui précèdent sa mort il appelle Napoléon, ce fils seul capable de le sauver, de l'arracher au dragon de la mort.
Dans des accès fébriles, il crie que l'épée de Napoléon fera trembler les rois, que son fils changera la face du monde. S'il était présent, « il me défendrait de mes ennemis », lance-t-il.
Il tente de se redresser, il répète : « Napoléon, Napoléon », puis retombe.
Il meurt ce 24 février 1785.
Les médecins, dans les heures qui suivent, procèdent à son autopsie, décrivent : « À l'orifice inférieur de l'estomac, une tumeur de la longueur et du volume d'une grosse patate ou d'une grosse poire d'hiver allongée. Les tuniques de l'estomac vers le milieu de sa grande courbure étaient très épaisses et d'une consistance très ferme approchant du cartilage... Nous avouons que nous trouvâmes le foie gorgé et la vésicule du fiel extrêmement remplie d'une bile très foncée, ayant acquis le volume d'une poire médiocre, allongée... »
On inhuma Charles Bonaparte dans un des caveaux de l'église des Cordeliers.
Bonaparte, dans les jours qui suivent l'annonce du décès, se montre encore plus acharné au travail. Il y noie sa douleur. Il impose silence à Alexandre Des Mazis, qui veut le consoler. Il dit simplement que sa réussite est plus nécessaire encore. Il doit être officier dès septembre. Élève ? Il n'est plus temps. Sous-lieutenant d'emblée, voilà l'obligation.
Il sait qu'à Ajaccio sa mère devra désormais élever ses quatre cadets avec seulement mille cinq cents livres de revenus. Les quatre aînés sont placés dans des écoles et pourront subvenir à leurs besoins. Et si lui, Napoléon, touche dès octobre 1785 une solde, s'il est officier dans un régiment, il pourra dans les faits être ce chef de famille dont il a l'âme depuis plusieurs mois déjà.
Il rédige deux lettres, à la fin du mois de mars. L'une à l'oncle de son père, l'archidiacre d'Ajaccio, Lucien, dont on dit dans la famille Bonaparte qu'il entasse son argent dans une bourse placée sous son oreiller, l'autre à sa mère.
Ces lettres, il doit les soumettre, selon la règle, aux officiers de l'école chargés de lire toutes les correspondances et, si besoin est, de les corriger. Il masque donc autant qu'il le peut ses sentiments.
Celle du 23 mars, adressée à l'oncle archidiacre, laisse cependant trembler, sous le style maîtrisé, la douleur du fils :
« Mon cher oncle,
« Il serait inutile de vous exprimer combien j'ai été sensible au malheur qui vient de nous arriver. Nous avons perdu en lui un père, et Dieu sait quel était ce père, sa tendresse, son attachement pour nous ! Hélas ! Tout nous désignait en lui le soutien de notre jeunesse ! Vous avez perdu en lui un neveu obéissant, reconnaissant... La patrie, j'ose même le dire, a perdu par sa mort un citoyen éclairé et désintéressé... Et cependant le ciel le fait mourir, en quel endroit ? À cent lieues de son pays, dans une contrée étrangère, indifférente à son existence, éloigné de tout ce qu'il avait de plus précieux. Un fils, il est vrai, l'a assisté dans ce moment terrible, ce doit être pour lui une consolation bien grande, mais certainement pas comparable à la triple joie qu'il aurait éprouvée s'il avait terminé sa carrière dans sa maison, près de son épouse et de toute sa famille. Mais l'Être Suprême ne l'a pas ainsi permis. Sa volonté est immuable. Lui seul peut nous consoler. Hélas ! Du moins, s'il nous a privés de ce que nous avions de plus cher, il nous a encore laissé des personnes qui seules peuvent le remplacer. Daignez donc nous tenir lieu du père que nous avons perdu. Notre attachement, notre reconnaissance sera proportionnelle à un service si grand.
« Je finis en vous souhaitant une santé semblable à la mienne.
« Napoleone di Buonaparte. »
Il relit. Le choix du tuteur est bon. L'archidiacre est un notable fortuné. Il acceptera cette charge que cet adolescent qui n'a pas seize ans lui demande d'assumer avec une autorité grave, où l'émotion s'allie à la raison.
Cinq jours plus tard, le 28 mars 1785, Bonaparte écrit la deuxième lettre, celle destinée à sa mère.
« Ma chère mère,
« C'est aujourd'hui que le temps a un peu calmé les premiers transports de ma douleur, que je m'empresse de vous témoigner la reconnaissance que m'inspirent les bontés que vous avez eues pour nous.
« Consolez-vous, ma chère mère, les circonstances l'exigent. Nous redoublerons de soins et de reconnaissance, et heureux si nous pouvons par notre obéissance vous dédommager un peu de l'inestimable perte de cet époux chéri.
« Je termine, ma chère mère, ma douleur me l'ordonne, en vous priant de calmer la vôtre. Ma santé est parfaite, et je prie tous les jours que le ciel vous gratifie d'une semblable.
« Présentez mes respects à Zia Gertrude, Minana Saveria, Minana Fesch, etc.
« P.S. : La reine de France est accouchée d'un prince, nommé le duc de Normandie, le 27 mars, à sept heures du soir.
« Votre très affectionné fils,
« Napoleone di Buonaparte. »
Maintenant, l'encre à peine séchée, la plaie encore ouverte, il faut se remettre au travail. Point d'hésitation : « Ma douleur me l'ordonne. »
Quand, au début du mois de septembre 1785, l'académicien Laplace pénètre dans la salle de l'École Militaire préparée pour l'examen des cadets-gentilshommes qui se destinent à l'artillerie, Napoléon est prêt.
Il entre à son tour.
Laplace est là, vêtu de noir, les yeux à demi cachés par un lorgnon. Il a l'aspect sévère, les gestes graves, mais sa voix est douce, son ton bienveillant. Il est, avec les candidats qui s'avancent paralysés par l'anxiété, puisque toute leur carrière dépendra de leurs réponses, d'une politesse extrême.
Napoléon ne perd pas ses moyens.
Il regarde l'estrade sur laquelle on a disposé deux tableaux d'ardoise réservés aux figures et aux démonstrations. Des rideaux de toile anglaise sont pendus aux fenêtres. Des tables sont alignées pour porter les dessins. Des bancs étagés, couverts de damas d'Abbeville, accueillent les officiers d'artillerie qui se trouvent à Paris, les deux représentants du Premier inspecteur des Écoles, le colonel d'Angenoust, et son chef de bureau, le commissaire des Guerres Roland de Bellebrune. Car le concours est public.
Napoléon s'avance.
Il trace d'un mouvement nerveux les figures. Il répond d'un ton sec et précis aux questions. Il écrit les équations sur les tableaux. Il connaît dans le détail les quatre volumes du Traité des mathématiques de Bezout. Il ne commet que de légères erreurs.
Le 28 septembre 1785, son nom est le quarante-deuxième de la liste des cinquante-huit jeunes gens admis comme lieutenants en second dans l'arme de l'artillerie. Parmi eux, il dénombre quatre cadets-gentilshommes de l'École Militaire de Paris.
Devant lui, Picot de Peccaduc, 39e, et Phélippeaux, 41e. Des Mazis, son ami, n'est que 56e.
Il exulte.
Il marche à grands pas dans la cour de récréation, puis sur le terrain de la promenade.
Il a atteint son but. En dix mois de travail, il a arraché son premier grade dans l'armée, sans être contraint de devenir élève dans une école d'artillerie. Les cadets-gentilshommes reçus comme lui sous-lieutenants sont plus âgés que lui, Picot de Peccaduc et Phélippeaux, de deux années, Des Mazis, d'un an.
Sa poitrine enfle. Il se redresse. C'est peut-être cela, le bonheur. Il s'assombrit pourtant un instant. Il pense à son père, puis l'orgueil efface la tristesse.
Ceux qui le devancent avaient préparé l'examen durant plusieurs années. Il est le premier Corse à être sorti de l'École Militaire. Et dans l'arme savante de l'artillerie, on ne compte qu'un seul autre officier insulaire, M. de Massoni.