Il est un être à part.
Sa nomination au grade de lieutenant en second est antidatée du 1er septembre 1785. Il a seize ans et quinze jours.
Il ne s'enivre pas de son succès. Il demande à être affecté au régiment de La Fère, qui tient garnison à Valence. Là doit aller aussi son ami Des Mazis, dont le frère aîné est capitaine de ce régiment.
Pour Bonaparte, le choix n'est pas dicté par l'amitié, mais par le souci de se rapprocher de sa famille, de la Corse. Car le régiment de La Fère fournit les deux compagnies d'artillerie qui séjournent dans l'île. Et Bonaparte rêve d'y être nommé. Voilà plus de six ans qu'il n'a pas revu Ajaccio.
Durant ces jours de l'automne 1785, Bonaparte, peut-être pour la première fois depuis ce 15 décembre 1778, jour où il quitta la Corse, est heureux.
Il remplit sa malle des « effets et des nippes » que l'École Militaire fournit aux sous-lieutenants : douze chemises, douze cols, douze paires de chaussons, douze mouchoirs, deux bonnets de coton, quatre paires de bas, une paire de boucles de souliers et une paire de jarretières. Et il tient longtemps entre ses mains l'épée, le ceinturon et la boucle de col en argent que seuls les cadets-gentilshommes de l'École Militaire de Paris reçoivent.
Puis, accompagné d'un « capitaine des portes » chargé de surveiller les jeunes officiers et de payer leurs dépenses, il sort.
Paris, qu'il a si peu vu, s'offre à lui ce 28 octobre 1785.
Bonaparte marche lentement, comme pour un défilé triomphant.
Il rend visite à l'archevêque d'Autun, Mgr de Marbeuf, qui demeure au rez-de-chaussée du palais abbatial de Saint-Germain-des-Prés.
On le félicite.
Il n'est plus l'étranger. Il a acquis droit de cité dans ce monde où, enfant, on l'avait plongé brutalement. Il ne s'y est pas noyé. Il a pris ce qui lui était utile sans abandonner ce à quoi il tenait.
Il porte l'uniforme mais il n'a changé ni de peau, ni d'âme. Il s'est aguerri. Il s'est battu. Il n'a jamais baissé la tête. Il a gardé la nuque raide.
Il a appris la langue de ceux qui ont vaincu la Corse, mais avec ces mots nouveaux il a forgé son style personnel. Il a plié les phrases françaises au rythme nerveux de son caractère.
Il a arraché ce qui lui était nécessaire sans se laisser avaler.
Le 29 octobre 1785, le concierge, Lemoyne, garde-meuble de l'École Militaire, remet cent cinquante-sept livres, seize sols aux cadets-gentilshommes Bonaparte, Des Mazis et Delmas - ce dernier, reçu comme élève d'artillerie - pour couvrir les frais de leur voyage jusqu'à Valence.
Le lendemain 30 octobre, Napoleone di Buonaparte prenait, en compagnie de ses deux camarades, la voiture qui les conduisait vers le Midi.
Deuxième partie
Toujours seul au milieu des hommes
Novembre 1785 - Septembre 1789
4.
Bonaparte s'impatiente.
À peine a-t-on quitté Paris depuis quelques heures que déjà la diligence fait halte à Fontainebleau pour le dîner. On traîne. Il marche dans la cour de l'auberge qui sert de relais pour les chevaux. Ce soir, on couchera à Sens. Son camarade Des Mazis l'assure que cette diligence de Lyon est la plus renommée de France pour son exactitude et la promptitude de ses relais.
Bonaparte s'éloigne. Quand donc viendra le temps où il pourra galoper seul, comme il l'a fait quelquefois en Corse lorsqu'il était enfant, avancer à sa guise et n'être entravé par rien ?
Ce Sud vers lequel il se dirige lui semble encore si loin, comme un mirage qui se dérobe. Il a tant attendu ce moment : se rapprocher de la Corse et des siens. Les retrouver au cours du premier congé, après une année de service.
Le lendemain matin, à Sens, il est le premier levé. Il tourne autour des cochers. Il s'exaspère à l'idée des étapes à venir, Joigny, Auxerre, Vermanton, Saulieu, Autun.
Il se souvient de ce 1er janvier 1779, quand son père l'a laissé dans le collège de cette ville avec Joseph. Il se calme. La route qu'il suit conduit à la mer.
À Chalon-sur-Saône, les voyageurs prennent la diligence d'eau et descendent la Saône paisible jusqu'à Lyon. Puis c'est le Rhône. Bonaparte se tient à la proue. Ses cheveux sont soulevés par le vent qui porte des parfums nouveaux. Le ciel est différent, lavé, profond, les paysages tourmentés. Entre les défilés taillés dans une pierre blanche, le fleuve tourbillonne. Les mariniers sont rudes. Dans leur langue, des sonorités rappellent à Bonaparte l'accent des paysans qui descendaient de l'arrière-pays à Ajaccio. Il découvre tout à coup cette végétation de buissons, d'arbres noueux, les oliviers, comme dans la propriété des Bonaparte à Milelli.
Enfin voici Valence, la ville aux toits de tuiles. Ce n'est pas encore « la » patrie, mais Bonaparte est sur le seuil, ému de ces retrouvailles, après plus de six années, avec le Sud.
Les trois camarades se rendent aux casernes du régiment de La Fère, situées en bordure de la route qui va de Lyon en Provence.
Le vent souffle. De l'autre côté de la chaussée s'étend le polygone de tir. Des soldats manœuvrent malgré la pluie qui commence à tomber.
Le lieutenant-colonel présente le régiment de La Fère, où les hommes ont, dit-il, de la carrure, de la jambe et de la figure. Les lieutenants en second devront servir trois mois en qualité de soldats et de « bas-officiers » pour connaître la vie quotidienne de la troupe qu'ils auront à commander.
La Fère artillerie, ajoute le lieutenant-colonel, est un régiment laborieux et infatigable. Matinal. Les manœuvres succèdent aux exercices de tir. Les jours de marché, trois fois par semaine, on rassemble les hommes pour l'école de théorie afin que le canon n'incommode pas les paysans et les bourgeois.
- Bon mathématicien ? demande-t-il, tourné vers Bonaparte.
Il relit le nom de ce lieutenant petit, imberbe, pâle, d'une maigreur excessive. Il ne paie pas de mine, ce cadet qui a été reçu d'emblée lieutenant en second. Les joues sont creuses, les lèvres serrées. Cependant le lieutenant-colonel est impressionné par Bonaparte. Ce visage exprime la fermeté et l'obstination. Il est revêche et désagréable, mais il a du caractère.
Le lieutenant-colonel prononce avec difficulté ce nom, orthographié sur les états du régiment Napolionne de Buonaparte.
Bonaparte ne paraît pas remarquer son hésitation.
Une fois de plus, c'est comme si son identité était imprécise, incertaine pour ces Français qui l'ont admis malgré tout parmi eux, distingué et promu.
Il se renfrogne un peu plus.
Lui sait qui il est : un Corse, officier de l'armée du roi de France et rêvant de rejoindre sa patrie.
Quelques mois plus tard, dans la chambre de la maison Bou, où il loge, sur un grand cahier de trente-trois pages, de sa plume qui accroche le papier, court, vite, accroche le papier parce que la pensée est trop rapide pour la main, Bonaparte écrira : « Les Corses ont pu, en suivant toutes les lois de la justice, secouer le joug des Génois, et peuvent en faire autant de celui de la France. Amen ! »
Le soir de son arrivée, Bonaparte frappe à la maison Bou. Une femme d'une cinquantaine d'années lui ouvre la porte. C'est Marie-Claude Bou, la fille du « père Bou ». Elle est vive, serviable. La chambre qu'elle montre à Bonaparte est monacale mais bien plus vaste que celles où il a vécu à Autun, à Brienne, à Paris. Une table. Il y dépose des livres, son grand cahier.
De l'autre côté de la rue, au rez-de-chaussée de la Maison des Têtes, M. Aurel tient boutique de libraire. Le lieutenant Buonaparte peut y prendre un abonnement de lecture, lui explique Marie-Claude Bou. Ici, ajoute-t-elle, il aura le linge lavé et repassé.