Выбрать главу

Il s'abonne comme le lui a conseillé Marie-Claude Bou au cabinet de lecture du libraire de Valence, M. Aurel, et les livres s'entassent sur la petite table de la chambre de la maison Bou.

Il lit. Il vit ses lectures. Jean-Jacques, c'est le double, celui qui exprime ce qu'éprouve ce jeune homme encore indécis sur son avenir. Bonaparte ne s'est-il pas senti différent ? N'a-t-il pas été incompris, moqué comme Rousseau ? Quand Bonaparte se rend à Basseaux, n'est-il pas le frère du promeneur solitaire ?

Quand Bonaparte escalade la montagne de Roche-Colombe avec un camarade du régiment de La Fère et qu'il s'exalte devant la beauté de la nature en ce mois de juin 1786, n'est-il pas semblable à Rousseau ?

Bonaparte marche, méditatif et ému. Il découvre un vaste panorama. Et il se sent grandi par l'étendue qu'il contemple. Il est en correspondance avec Jean-Jacques : « J'aime, dit-il, m'élever au-dessus de l'horizon. »

Il redescend avec le crépuscule. Il s'interroge. Que sera-t-il ? Un écrivain ? Un « philosophe » ? Un législateur, comme Rousseau a voulu l'être ? Un auteur qui définira, comme lui, un contrat social ?

Bonaparte passe de l'enthousiasme à l'abattement, de l'audace à la timidité. Il a moins de dix-sept ans. Que sera cette vie qui commence ?

Quelques mots échangés avec Mlle de Lauberie de Saint-Germain suffisent à l'émouvoir. Il admire sa beauté, sa « vertu ». Il ne va pas au-delà. Il n'a jamais fait l'amour.

Quand Mme du Colombier lui présente sa fille Caroline, il s'éprend aussitôt d'elle, mais il ne conçoit que des relations platoniques.

Caroline rougit. Il pâlit. Il confie à son camarade Des Mazis, amoureux passionné d'une jeune Valentinoise, qu'il veut pour sa part « éviter les fréquentes visites qui font parler un public méchant et qu'une mère alarmée trouve mauvaises ».

Mais il suffit qu'un matin il cueille avec Caroline des cerises dans le jardin de la maison de Basseaux pour qu'il soit longtemps troublé. Et le soir, de retour dans sa chambre, il relit le passage des Confessions dans lequel Jean-Jacques raconte comment, dans un verger, il lançait des bouquets de cerises à deux jeunes filles qui, en riant, lui renvoyaient les noyaux !

Il ne peut s'endormir. Il revoit la scène. Il s'identifie à l'écrivain. Il est un jeune homme qui se cogne contre une réalité qu'il ne connaît pas encore. Il s'assied à sa table. La lecture et l'écriture sont des manières de comprendre ce qu'il est, ce qu'il éprouve.

Il lit et relit les lettres que son frère Joseph lui adresse de Corse. La nostalgie de la famille et de son île, des parfums des myrtes et des orangers, s'avive douloureusement. Il rêve à ce congé auquel il a droit et qui peut commencer, s'il l'obtient, dès le 1er septembre 1786.

« Je suis, écrit-il le 3 mai 1786, absent depuis six à sept ans de ma patrie. Quels plaisirs ne goûterai-je pas à revoir dans quatre mois mes compatriotes et mes parents ! Des tendres sensations que me fait éprouver le souvenir des plaisirs de mon enfance, ne puis-je pas conclure que mon bonheur sera complet ? »

La Corse est ainsi le point fixe, la certitude, presque l'obsession de Bonaparte.

Elle est la terre qui subit l'injustice d'une occupation, l'île dont Rousseau a chanté les vertus, et le récif de nostalgie de l'enfance et de la famille qu'il porte en lui.

En juin, lorsqu'il apprend qu'un compatriote, un artiste du nom de Pontornini, habite Tournon, à quatre lieues de Valence, Bonaparte s'y rend aussitôt, pour parler de la patrie absente, entendre le nom de sa langue.

L'homme l'accueille avec enthousiasme. Leur conversation ne cesse qu'à la nuit, et pendant qu'elle se déroule, Pontornini trace un portrait de Bonaparte, le premier qu'on lui ait jamais fait.

Bonaparte découvre son profil régulier, le nez légèrement busqué et fort, la bouche fine, les cheveux longs couvrant la moitié du front et tombant en mèches raides jusqu'aux épaules. L'expression est celle d'un jeune homme grave et sérieux au regard pensif.

En bas et à droite du portrait, Pontornini écrit : « Mi caro amico Buonaparte, Pontornini, del 1785, Tournone. »

Cette rencontre accuse son désir de retrouver sa patrie et, dans l'attente impatiente de ce jour où enfin il reprendra pied dans son île, il écrit avec la spontanéité d'un jeune homme et la force d'une pensée qui invente son sytle.

Cette langue française qu'il dompte est la preuve de l'empreinte que, presque malgré lui, ce pays qui est devenu le sien a creusée en lui, profonde, fructueuse.

Mais cette langue, il l'utilise pour exprimer la déchirure qui le fait souffrir.

Il est officier français, et fier de l'être devenu. Il ressent, comme il dira, le fait « d'être simple lieutenant en second d'artillerie, comme un honneur ».

Mais en même temps, il est un patriote corse !

Il rêve de retrouver son pays, et dans sa chambre il s'apitoie et se révolte contre le sort qui fut fait aux Corses. « Montagnards, qui a troublé votre bonheur ? écrit-il. Hommes paisibles et vertueux qui couliez des jours heureux au sein de votre patrie, quel tyran barbare a détruit vos habitations ? »

Il dénonce ainsi Gênes.

Mais il s'inquiète de la situation créée par la victoire française : « Quel spectacle verrai-je dans mon pays ? Mes compatriotes chargés de chaînes et qui baisent en tremblant la main qui les opprime. Ce ne sont plus ces braves Corses qu'un héros animait de ses vertus, ennemis des tyrans, du luxe, mais des vils courtisans ! »

Comment ne songerait-il pas à son père, qui fut le compagnon de Pascal Paoli mais qui devint, la victoire française acquise, le solliciteur de M. de Marbeuf, et qui envoya ses fils dans les écoles françaises ?

« Que les hommes sont éloignés de la nature ! écrit Bonaparte. Qu'ils sont lâches, vils, rampants ! »

Sa colère se tourne contre ceux qui ont réduit ainsi son peuple. « Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissions, vous avez encore corrompu nos mœurs, écrit-il de sa plume indignée. Le tableau actuel de ma patrie et l'impuissance de la changer est donc une nouvelle raison de fuir une terre où je suis obligé par devoir de louer les hommes que je dois haïr par vertu. »

Il se lève. Il marche dans sa chambre. Il répète cette phrase : « Obligé par devoir de louer les hommes que je dois haïr par vertu. » Il la martèle, comme s'il voulait souffrir davantage encore de cet écartèlement qu'il ne peut faire cesser et qui, avec l'excès d'une sensibilité romantique d'un jeune homme de dix-sept ans, le désespère.

Il sort. Il parcourt les rues de Valence, pénètre dans l'auberge des Trois Pigeons, dîne avec ses camarades officiers, sombre, puis il retourne à la maison Bou, reprend la plume. « Toujours seul au milieu des hommes, écrit-il, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd'hui ? Du côté de la mort... Quelle fureur me porte donc à vouloir ma destruction ? Sans doute que faire dans ce monde ? Puisque je dois mourir, ne vaut-il pas autant se tuer ? »

Faiblesse d'un moment ? Pause complaisante d'un jeune homme ? Bonaparte est déchiré, parce qu'il ne sait pas, qu'il ne peut pas encore maîtriser les tensions qu'il porte en lui.

Il a soif d'absolu, d'une cause qui l'emporte, l'oblige à relever des défis.

Durant toutes les années passées, il avait devant lui un objectif : atteindre cette position d'officier. Il l'a conquise. Où aller, alors qu'il est sur le seuil de la vie ?

En Corse !

Et se donner la mission de rendre à sa patrie la liberté, d'en être le vengeur.

Mais, au fond de lui, il doute déjà. Il a vécu autant en France que dans son île. C'est ici qu'il a quitté l'enfance, formé sa pensée.