C'est ici qu'il exerce ce métier des armes qu'il aime.
Dans les casernes de Valence, on rassemble les soldats du régiment de La Fère.
Une émeute a éclaté à Lyon, parmi les ouvriers de la soie. Il faut aller rétablir l'ordre.
Le second bataillon de La Fère, auquel appartient la compagnie de Bonaparte, s'ébranle, prend ses quartiers dans le faubourg lyonnais de Vaise, proche du quartier ouvrier de Bourgneuf. La troupe va disperser les émeutiers, qui réclamaient une augmentation de salaire de deux sous. On pendra trois d'entre eux.
Bonaparte a tenu sa place, impatient de voir l'ordre se rétablir. Car son départ en congé pour la Corse est confirmé pour le 1er septembre 1786.
Il ne sera pas retardé. Il peut quitter Valence, où le bataillon est rentré à la date prévue.
Bonaparte descend la vallée du Rhône. À chaque pas qu'il fait vers la mer, son imagination l'emporte. Les monuments romains qu'il aperçoit, la nature qui resplendit sous le soleil d'automne l'enchantent.
« Des montagnes dans l'éloignement d'un nuage noir couronnent la plaine immense de Tarascon où cent mille Cimbres restèrent ensevelis, écrit-il. Le Rhône coule à l'extrémité, plus rapide que le trait, un chemin est sur la gauche, la petite ville à quelque distance, un troupeau dans la prairie. »
Et au bout, la mer, le port, le navire qui le conduira jusqu'à l'île de son enfance.
5.
D'abord, debout à l'avant du navire, Bonaparte reconnaît les parfums de son île.
Il est, ce 15 septembre 1786, au terme du voyage commencé il y a plus de quinze jours à Valence. Mais il rêve de ce retour depuis sept ans et neuf mois, calcule-t-il, au moment où dans l'aube se dessinent les cimes violettes des montagnes de l'île et qu'apparaissent les murailles de la forteresse d'Ajaccio.
Il a dix-sept ans et un mois.
Il respire à pleins poumons cette brise odorante, presque tiède, chargée des senteurs du myrte et de l'oranger, dont lui parlait Joseph dans ses lettres.
Et quand les marins jettent les amarres, le premier homme que Bonaparte aperçoit, courant vers la passerelle, c'est son frère aîné.
Il faut retenir ses larmes. Napoléon descend lentement, regarde une à une la mère et les grand-mères, minanna Saveria et minanna Francesca, les tantes, zia Gertrude, et la nourrice Camilla Ilari, qui sanglote bruyamment.
Elles entourent leur Rabulione, puis s'écartent, elles veulent admirer l'uniforme bleu à parements rouges. Officier, Rabulione ?
Letizia Buonaparte prend le bras de son fils. Joseph marche de l'autre côté. Les frères et sœurs cadets, Louis, Pauline, Caroline suivent, et le plus jeune, Jérôme, qui n'a que deux ans, s'accroche à sa nourrice. Ils sont tous venus. On charge la grosse malle, si lourde que deux hommes la soulèvent avec peine. Joseph demande ce qu'elle contient, mais il n'a pas besoin d'attendre la réponse de son frère pour deviner que les livres s'y entassent. Ils sont le bien le plus précieux de ce frère qui réprime son émotion et s'enquiert déjà de la situation de la famille.
Comment se porte l'archidiacre Lucien, le riche grand-oncle qui a accepté de prendre en main les affaires du clan depuis la mort de Charles Bonaparte ?
Couché, se lamente-t-on, malade, la tête lourde, les genoux et les chevilles gonflés par l'arthrite, incapable de se mouvoir, bon appétit, langue bien pendue, pensée claire, calculant toujours juste, mais impotent, souffrant mille douleurs dès qu'il veut poser un pied par terre.
Et Letizia, déjà, fait part à son fils de ses soucis d'argent, de ses préoccupations pour l'avenir de ses quatre derniers enfants, mais aussi de celui de Lucien, qui est toujours élève au petit séminaire d'Aix. Elle se penche, elle baisse la voix. Et que deviendra son aîné, Joseph ? Il compte partir pour Pise étudier le droit, afin peut-être d'occuper, quand il sera docteur, le poste tenu par son père aux États de la Corse.
Dès les premiers pas sur le sol de son île, Bonaparte sait qu'il est le chef de famille, celui qui a une « position », qu'on admire, mais auquel on demande aide, conseil, protection.
Or, à peine Bonaparte est-il là depuis cinq jours qu'on apporte à la maison Bonaparte la nouvelle de la mort, à Bastia, ce 20 septembre 1786, de M. de Marbeuf.
Letizia Bonaparte a le regard voilé par la tristesse. Qui peut les aider, désormais, les soutenir dans leurs démarches, obtenir des subventions pour la pépinière de mûriers, des bourses pour les enfants ?
Bonaparte rassure sa mère, qu'on lui laisse le temps. Il a un congé de six mois. Il va prendre en charge la maison, les intérêts de la famille.
Sa mère le serre contre elle. Il est le fils en qui elle a confiance. Elle s'en remet à lui.
Et le jeune homme de dix-sept ans se redresse avec fierté sous la charge. Il relèvera aussi ce défi-là. C'est son devoir.
Chaque matin à l'aube, il part, à pied ou à cheval.
Il se rend à la propriété de Milelli. Là, il a joué enfant. Pas un pouce de terrain qui ne soit chargé d'un souvenir.
Il marche dans l'épais bois d'oliviers. Il entre dans la grotte dont la voûte est soutenue par deux énormes rochers de granit.
Il lit sous un grand chêne vert qui, enfant, lui servait de repère, lui permettant de retrouver son chemin dans les oliveraies.
Il emporte l'un des volumes de la malle. Un jour, il relit Plutarque, un autre, Cicéron ou Tite-Live, Tacite ou Montaigne, Montesquieu ou l'abbé Raynal. Parfois, avec Joseph, il déclame du Corneille, du Voltaire, ou des pages de Rousseau.
- Sais-tu, confie Bonaparte à son frère, que nous sommes ainsi les habitants du monde idéal ?
Mais ces lectures ne sont pas des fuites comme au temps de sa solitude sur le continent.
La Corse, loin de décevoir Napoléon, le comble. Il descend les sentiers jusqu'à la mer. Il attend que le soleil se « précipite dans le sein de l'infini ». Il est saisi par la mélancolie du crépuscule, et Joseph le surprend debout au sommet d'un rocher, le coude sur le genou ployé, méditant, le visage grave, cependant que la nuit obscurcit le ciel.
Il sursaute. Il est « touché, dit-il à Joseph, par l'électricité de la nature ». Le soir, à la table familiale, il vante l'île « ornée de tous les dons ». Et c'est Letizia qui l'interrompt.
- Rien, plus rien ne se joue ici, dit-elle.
Il le sait. Que serait-il s'il n'avait effectué ses études à Brienne et à Paris ? Il est devenu officier de l'armée française. C'est dans le royaume que se font les carrières.
Bonaparte écoute, respectueux. Il monte dans sa chambre, écrit. Il n'a pas renoncé à rédiger une Histoire de la Corse, mais, les premiers jours, il a découvert avec surprise et désarroi que des pans entiers de la langue corse avaient disparu de sa mémoire.
Lorsque les paysans ou les bergers l'interpellent, il ne les comprend pas parfaitement et il a du mal à leur parler.
Qu'est-il devenu malgré lui ? Un Français ? C'est la langue des livres, qu'il lit avec émotion et enthousiasme. C'est en français qu'il écrit.
Mais lorsque, égaré dans la montagne corse, un berger lui offre une peau de mouton pour se réchauffer pendant la nuit, et une part de fromage et de jambon, il est fier d'appartenir à ce peuple hospitalier. Il observe ces hommes rudes, énergiques mais généreux, qui l'accueillent avec confiance, ne se souciant pas de savoir d'abord qui il est.
Leurs visages et leurs voix font renaître ses impressions d'enfance.
Après quelques jours, la langue lui revient. Il s'efforce même de retrouver la maîtrise de l'italien, qu'il avait perdue.
Dans la cabane du berger, au pied du feu, il suscite les récits. Il s'enivre à cet art de la parole fait de longs silences et d'anecdotes qui prennent la force de symboles.