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Lorsqu'il retrouve ses lectures et qu'il s'assied « abrité par l'arbre de la paix et l'oranger », il se sent plus déterminé dans son projet de lier son destin à celui de cette île, « théâtre de ses premiers jeux ».

Sa mère s'approche. Il se lève.

Ils vont s'asseoir côte à côte. Elle se tient le dos droit. C'est une belle femme d'à peine trente-sept ans, au corps déformé par ses douze grossesses. Mais le visage reste altier, creusé par les rides de la souffrance, les deuils de ses enfants mort-nés, de celui de son mari. Elle a le regard et le port volontaires.

- Tu es l'âme de la maison, dit-elle à Napoléon.

Il faut qu'il agisse. L'archidiacre va mal. C'est lui qui prend les décisions. Que fait-on pour la pépinière de mûriers ?

En 1782, Charles Bonaparte avait obtenu cette concession de l'intendant du royaume. On lui avait promis huit mille cinq cents livres à titre d'avance, charge à lui de distribuer, cinq ans après, en 1787, les mûriers. Mais il n'avait touché que cinq mille huit cents livres et, en mai 1786, le contrat avait été résilié, le ministère abandonnant ce projet. Or, Letizia Bonaparte a déjà réalisé la plantation.

Napoléon écoute, calcule, le visage grave.

L'État doit trois mille cinquante livres à sa famille. Il rassure sa mère. Il se battra pour les obtenir, dût-il pour cela demander un nouveau congé à son régiment afin de mener les démarches en Corse.

D'ailleurs, il doit se préoccuper de la santé de l'archidiacre, discuter avec lui du sort de la propriété de Milelli.

Il sait ainsi passer de la mélancolie rêveuse à l'organisation précise, glisser du projet d'écrire une Histoire de la Corse à une âpre discussion avec l'archidiacre.

Il lui rend visite plusieurs fois. À la manière dont l'homme est entouré, Bonaparte mesure son influence. Un archidiacre en Corse, cela vaut un évêque en France, pense-t-il.

L'archidiacre est couché. Il maugrée, se plaint. Il conteste les projets de Napoléon, qui veut exploiter le domaine de Milelli alors que, selon lui, on y perdra de l'argent inutilement.

Le jeune homme et le vieil archidiacre de soixante-huit ans disputent sur le sort qu'on doit réserver aux chèvres de l'île.

- Il faut les chasser, dit Bonaparte. Elles gâtent les arbres.

L'archidiacre, qui possède de grands troupeaux d'ovins, s'indigne :

- Voilà bien vos idées philosophiques, chasser les chèvres de Corse !

Mais la conversation s'interrompt. La douleur fait hurler l'archidiacre. Il montre ses genoux, ses chevilles.

Le 1er avril 1787, après l'une de ces rencontres, Bonaparte décide d'écrire au docteur Tissot, un médecin célèbre, « membre de la Société royale de Londres, de l'Académie médico-physique de Bâle et de la Société économique de Berne ».

Celui-ci est particulièrement admiré en Corse pour avoir déclaré que Pascal Paoli est l'égal de César et de Mahomet.

« Vous avez passé vos jours, lui écrit Bonaparte, à instruire l'humanité, et votre réputation a percé jusque dans les montagnes de Corse où l'on se sert peu de médecins.

« Il est vrai que l'éloge court mais glorieux que vous avez fait de leur aimé général est un titre bien suffisant pour les pénétrer d'une reconnaissance que je suis charmé de me trouver par la circonstance, dans le cas de vous témoigner, au nom de tous mes compatriotes...

« J'ose vous importuner et vous demander vos conseils pour un de mes oncles qui a la goutte... Mon oncle a les pieds et les mains extrêmements petits et la tête grosse... Je crois qu'ayant du penchant pour l'égoïsme il s'est trouvé dans une situation heureuse qui ne l'a pas mis dans le cas d'en développer toute la force... Sa goutte lui prit en effet à l'âge de trente-deux ans... des douleurs cruelles s'ensuivirent dans les genoux et les pieds, la tête s'en ressentit... Il mange bien, digère bien, lit, dort et ses jours se coulent, mais sans mouvement, mais sans pouvoir jouir des douceurs du soleil. Il implore le secours de votre science...

« Moi-même depuis un mois je suis tourmenté d'une fièvre tierce, ce qui fait que je doute que vous puissiez lire ce griffonnage ».

L'écriture de Bonaparte est en effet plus cursive encore qu'à l'habitude, plus tremblée aussi.

D'ailleurs, quelques jours plus tard, le 31 avril 1787, il adressera à son colonel un certificat de maladie signé par un médecin-chirurgien d'Ajaccio, afin de solliciter un congé de cinq mois et demi à compter du 16 mai 1787. « Vu mon peu de fortune et une cure coûteuse, précisait-il, je demande que le congé me soit accordé avec appointements ».

La réponse du ministère est favorable. Le congé se prolongera jusqu'au 1er novembre 1787.

Bonaparte sait que, s'il veut mener à bien les démarches pour arracher aux bureaux de Paris les trois mille cinquante livres qu'il estime dues à sa famille, il lui faut se rendre dans la capitale.

Sa mère l'y incite, et se réjouit lorsque Napoléon obtient son congé.

Bonaparte, pourtant, hésite quelques semaines à partir, semaines durant lesquelles il parle peu, comme si toute son énergie était employée à répondre aux questions qu'il se pose, à tenter de résoudre ce dilemme qui le partage : France ou Corse, France et Corse. Comment opposer l'une à l'autre alors qu'il dépend de l'une et qu'il est attaché à l'autre ?

Sa mère l'interroge. Elle s'inquiète de sa fièvre. Mais celle-ci, peut-être un accès de paludisme, a disparu.

- Ira-t-il à Paris ? lui demande-t-elle.

Il se dérobe, s'enfonce dans le maquis, passe des nuits avec les bergers, observe le ciel, y perd son regard, médite dans le silence, mélancolique à nouveau.

Puis, au début septembre 1787, il annonce à sa mère qu'il se rend à Paris.

Il embarque le 16 du même mois pour Toulon.

Le vent est fort, plus âpre que parfumé par les senteurs de l'île.

Il a dix-huit ans et un mois.

6.

Bonaparte regarde les femmes. Depuis qu'il est arrivé à Paris, il ne voit plus qu'elles. Il lui semble qu'elles le frôlent dans la petite rue du Four-Saint-Honoré, cette voie du quartier des Halles située entre la rue Coquillière et la rue du Faubourg-Saint-Honoré où il est installé. Il loge à l'hôtel de Cherbourg.

Il regarde les femmes avec tant d'insistance qu'elles se détournent, mais certaines le provoquent, et plusieurs fois déjà il a eu la tentation de les aborder. Mais il s'est repris au dernier moment. Il a fui d'un pas rapide, est rentré à l'hôtel, a monté les deux étages en courant, poussé la porte de la chambre, s'y est appuyé pour reprendre son souffle. Puis il s'assied à sa table.

Il commence à écrire avec frénésie, presque avec rage.

Il rédige un mémoire détaillé pour le contrôleur général, reprenant tout le dossier de la pépinière des mûriers, argumentant. Il assure que son père a entrepris cette plantation par patriotisme et souci de l'intérêt de la chose publique.

Mais sa pensée s'évade, quelque chose bat en lui qui le force à ressortir.

La ville est là, offerte à sa jeune liberté.

Il parcourt les boulevards, va rôder au Palais-Royal où, dans la pénombre des galeries, les femmes se pressent, aguichantes, inconvenantes, avec des airs de « grenadiers », vulgaires et provocantes.

Il a dix-huit ans. Des femmes l'interpellent. Avec son uniforme froissé, ses cheveux raides, son regard avide et timide, sa jeunesse, ces promeneuses devinent ce qu'il cherche.

Viendra-t-il ?

Il hésite. Il s'éloigne. Il aborde l'une d'elles, avec froideur. Il veut savoir pourquoi elles ont choisi ce métier. Elles le rabrouent, grossières. Que veut-il, ce maigrelet, ce petit lieutenant ? Parler ? Elles ricanent. Ce sont des « bûches », pense-t-il. Stupides.