Napoléon n'a guère prêté attention à ces propos.
Cela fait vingt et un mois qu'il n'a pas vu son régiment. Personne ne lui en fera reproche. C'est l'habitude, dans le corps royal de l'artillerie, d'accorder aux officiers des semestres de vacances, sans compter les congés particuliers.
Napoléon est impatient de renouer avec ses camarades de Valence, et quand il aperçoit Alexandre Des Mazis, il se précipite vers lui.
Les retrouvailles sont chaleureuses. L'atmosphère du régiment sous le commandement du maréchal du camp, le baron Jean-Pierre du Teil, qui dirige aussi l'école d'artillerie d'Auxonne, est excellente.
Du Teil est un homme intègre, compétent, amoureux de son arme, à laquelle, depuis des générations, sa famille est attachée.
Des Mazis montre le polygone de tir, la prairie voisine où souvent les artilleurs essaient leurs canons et leurs mortiers, puis il conduit Napoléon au Pavillon de la ville, qui flanque les casernes et dans lequel la cité Auxonne loge gratuitement les officiers du régiment de La Fère.
La chambre de Bonaparte porte le numéro 16. Exposée au sud, elle est tout en longueur, mais elle dispose d'un fauteuil, d'une table, de six chaises de paille et d'une chaise en bois.
Napoléon est joyeux. Il s'approche de l'unique fenêtre, contemple les environs d'Auxonne, ces collines, ces bosquets, et la plaine.
Il fait chaud, humide déjà.
Il y a quelques années, raconte Des Mazis, Du Teil a dû combattre une épidémie de fièvre qui a touché la plupart des élèves de l'école d'artillerie.
Napoléon ouvre sa malle, dispose sur la table ses cahiers et ses livres.
Des Mazis les feuillette, les reconnaît. Les Confessions de Rousseau, l'Histoire philosophique du commerce des Deux Indes de Raynal, les œuvres de Corneille et de Racine, une Histoire des Arabes de Marigny, les Considérations sur l'histoire de France de Mably, La République de Platon, les Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, une Histoire d'Angleterre, un ouvrage sur Frédéric II, une étude sur le gouvernement de Venise.
Des Mazis secoue la tête. Bonaparte, décidément, est un être à part.
« À quoi aboutit cette science indigeste ? demande-t-il. Qu'ai-je à faire de ce qui s'est passé il y a mille ans ? Que m'importe le minutieux détail des discussions puériles des hommes ? »
Il fait quelques pas. Il parle des femmes, de l'amour.
- Ne sentez-vous pas, au milieu de votre cabinet, reprend-il, le vide de votre cœur ?
Napoléon hausse les épaules.
- Même quand je n'ai rien à faire, dit-il, je crois que je n'ai pas de temps à perdre.
Puis, d'une voix forte, martelant chaque mot, il récite des vers de Pope :
Plus notre esprit est fort, plus il faut qu'il agisse
Il meurt dans le repos, il vit dans l'exercice
« Napoléon Bonaparte, on ne vous changera pas », conclut Des Mazis.
Mais les jours suivants, il l'entraîne.
Ils n'ont pas vingt ans. Bonaparte participe aux espiègleries, aux facéties, aux plaisanteries auxquelles se livrent les jeunes lieutenants. Et dont parfois il est victime. À la veille d'une parade sur le polygone, il s'aperçoit ainsi qu'on a encloué ses canons. Pas de colère. Il a l'œil vif et ne se laisse pas surprendre.
Parfois, pourtant, il s'emporte. Dans une chambre à l'étage supérieur, un de ses camarades, Bussy, joue du cor, chaque soir, l'empêchant de travailler. Lui-même prend des leçons de musique, mais ces sons prolongés, répétés, éclatants, lui sont vite intolérables.
Il aborde l'officier dans l'escalier.
- Votre cor doit bien vous fatiguer, dit-il.
- Non, pas du tout, répond le lieutenant Bussy.
- Eh bien vous fatiguez beaucoup les autres. Vous feriez mieux d'aller plus loin pour sonner du cor tout à votre aise.
- Je suis maître dans ma chambre.
- On pourrait vous donner quelques doutes là-dessus.
- Je ne pense pas que personne fût assez osé, menace Bussy.
- Moi, répond Napoléon.
Il est prêt à se battre mais les officiers du régiment empêchent qu'on aille jusqu'au duel. Le lieutenant Bussy ira jouer ailleurs.
Bonaparte sait se faire respecter. On le sait singulier.
Il marche seul dans la campagne, un livre à la main. Il s'arrête pour écrire quelques mots. Il trace du bout de sa chaussure ou de la pointe de son fourreau des figures de géométrie. Chaque jour, il arrive en retard à la pension Dumont où il prend son repas avec les autres officiers.
On se moque, mais sans agressivité, de sa mise peu soignée. Il se défend. Il n'est pas riche, et il s'insurge comme bien d'autres lieutenants contre ces règlements qui fréquemment modifient l'uniforme. On remplace la culotte bleue par une noire. On impose une redingote anglaise à la place du manteau. Qui paie ? Les officiers !
Il préfère garder son argent pour acheter des livres, qui s'entassent dans sa chambre.
Car il travaille comme un forcené, avec une détermination étonnante et une sorte d'impatience et presque de ferveur, de certitude aussi, que ce qu'il fait là chaque jour lui sera utile.
D'abord, apprendre le métier d'artilleur.
Il a commencé à Valence, mais il se rend compte qu'il ne sait que les rudiments de cette science de la mise en batterie, du tir, du siège.
Il se rend à l'école de théorie. Il devient l'un des élèves les plus assidus, un ami presque, du professeur de mathématiques, Lombard, qui enseigne depuis plus de quarante ans à l'école d'artillerie d'Auxonne. Lombard a traduit de l'anglais, en 1783, Les Principes d'artillerie, et en 1787 Les Tables du tir des canons et des obusiers, deux œuvres de Robbins. Napoléon les étudie, les résume.
Il veut acquérir toutes les connaissances nécessaires.
Sa soif d'apprendre est telle que Du Teil le convoque, lui conseille même de se distraire, de prendre du repos car, durant toute la fin de l'année 1788, Napoléon est malade.
Une fièvre intermittente le frappe, sans doute provoquée par les vapeurs qui montent de l'eau des marais et des fossés entourant les remparts de la ville. Il maigrit. Il pâlit. Il mange peu, s'impose même un régime à base de laitages.
En janvier 1789, il va mieux et peut enfin écrire à sa mère.
« Ce pays-là est très malsain, commente-t-il, à cause des marais qui l'entourent et des fréquents débordements de la rivière qui remplissent tous les fossés d'eau exhalant des vapeurs empestées. J'ai eu une fièvre continue pendant certains intervalles de temps et qui me laissait ensuite quatre jours de repos et venait m'assiéger de nouveau... Cela m'a affaibli, m'a donné de longs délires et m'a fait souffrir une longue convalescence. Aujourd'hui que le temps s'est rétabli... je me remets à vue d'œil. »
Du Teil le convoque, le désigne comme membre d'une commission chargée d'étudier le tir des bombes avec des pièces de siège.
Napoléon dirige toutes les manœuvres, rédige des mémoires, propose de nouvelles expériences « suivies, raisonnées, méthodiques ».
Du Teil lit ces rapports, félicite Bonaparte, lui prédit qu'il sera l'un des officiers les plus brillants du corps de l'artillerie royale.
Bonaparte, le soir même, dans sa chambre, écrit à son oncle Fesch :
« Vous saurez, mon cher oncle, que le général d'ici m'a pris en grande considération, au point de me charger de construire au polygone plusieurs ouvrages qui exigeaient de grands calculs, et pendant dix jours, matin et soir, à la tête de deux cents hommes, j'ai été occupé. Cette marque inouïe de faveur a un peu irrité contre moi les capitaines... Mes camarades aussi montrent un peu de jalousie, mais tout cela se dissipe. Ce qui m'inquiète le plus, c'est ma santé qui ne me paraît pas trop bonne. »