Выбрать главу

Parfois, dans cette austérité du travail, et malgré les satisfactions qu'il recueille, l'envie lui prend d'autre chose. Il songe à ce « centre des plaisirs », Paris.

Il rêve à un séjour dans la capitale. Il a de bons prétextes. Il pourrait à nouveau se rendre à Versailles, faire pression sur les commis du Contrôle général, car à Ajaccio l'affaire de la pépinière de mûriers n'est pas réglée. Mais l'argent lui manque pour le voyage. Il se fait pressant auprès de l'archidiacre d'Ajaccio, son grand-oncle Lucien.

« Envoyez-moi cent francs, écrit-il, cette somme me suffira à aller à Paris, là au moins on peut se produire, faire des connaissances, surmonter des obstacles. Tout me dit que j'y réussirai. Voulez-vous m'en empêcher faute de cent écus ? »

L'archidiacre fait la sourde oreille.

Bonaparte se tourne alors vers son oncle Fesch. Mais celui-ci se dérobe aussi.

« Vous vous êtes abusé en espérant que je pourrais trouver ici de l'argent à emprunter, lui répond Napoléon. Auxonne est une très petite ville, et j'y suis d'ailleurs depuis trop peu de temps pour y avoir des connaissances sérieuses. » Et en quelques mots il exprime ses regrets. « Je n'y pense plus et il faut abandonner cette idée du voyage à Paris. »

Adieu, le rêve des promenades nocturnes sous les galeries du Palais-Royal ! Ce sera pour plus tard. Cela viendra aussi. Pour l'heure, confie-t-il, « je n'ai pas d'autre ressource ici que de travailler. Je ne m'habille que tous les huit jours. Je ne dors que très peu depuis ma maladie, cela est incroyable, je me couche à dix heures et me lève à quatre heures. Je ne fais qu'un repas par jour ».

Dans cet état fébrile qui est le sien, il se projette vers l'avenir puisque le présent, même s'il est agréable, ne lui offre pas ce qu'il attend de plaisir et d'exaltation intenses.

Ce sont les livres et l'écriture qui lui apportent ce surcroît de vie dont il a besoin.

Il travaille comme s'il préparait un concours d'officier général, ou d'histoire universelle.

Il lit et relit l'Essai général de tactique de Guibert, qu'il avait déjà étudié à Valence. Il découvre l'Usage de l'artillerie nouvelle, du chevalier du Teil, le propre frère du maréchal de camp qui commande à Auxonne.

Il s'imprègne ainsi des idées novatrices que les théoriciens de l'art militaire français mettent au point après la sévère défaite subie par le royaume durant la guerre de Sept Ans, et notamment à la bataille de Rossbach (1757).

Mais surtout, Napoléon lit, plume à la main, ces livres d'histoire des Arabes, de Venise, d'Angleterre et de France, remplissant de notes des cahiers entiers.

Des Mazis s'étonne une nouvelle fois. À quoi tout cela sert-il ?

Bonaparte ne répond plus. Peut-être se dit-il que si Pascal Paoli, qui n'était qu'un simple enseigne des gardes corses au service du roi de Naples, a pu devenir ce héros, il pourra lui aussi jouer un rôle un jour au service de la Corse. Il sait qu'il est le seul insulaire à avoir reçu cette formation d'officier dans les écoles militaires du roi de France. Mais il veut aller au-delà de la technique des armes. Il songe que la Corse a besoin aussi d'un homme qui connaisse les rouages de l'Histoire, qui soit législateur et politique.

Un jour, il est mis pour vingt-quatre heures aux arrêts de rigueur.

On l'enferme dans une chambre poussiéreuse qui pour tout mobilier comporte un vieux lit, une chaise et une armoire. Sur le dessus de celle-ci, Napoléon découvre un in-folio jaune, abandonné là. Il s'agit des Institutes, de Justinien, de ses codes et de toutes les décisions des légistes romains.

Napoléon s'assied. Il n'a ni crayon, ni papier, mais il commence à lire, apprenant par cœur ces textes arides et dévorant toute la nuit à la lueur d'une seule bougie le volume défraîchi.

Quand la garde se présente au matin, il sursaute. Il n'a pas vu passer les heures. Il connaît désormais la législation romaine.

Utile ? Il en est persuadé, même s'il ignore tout des circonstances et du moment où il pourra mettre en œuvre ce savoir.

Les lieutenants du régiment de La Fère connaissent ses qualités. Et quand il s'agit de rédiger le règlement de l'association - la Calotte - qu'ils ont constituée, c'est à Bonaparte qu'on s'adresse.

Il se lance aussitôt dans ce travail, avec un sérieux puéril, comme s'il s'agissait de rédiger la constitution d'un État.

« Il est, écrit-il, des Lois constitutives auxquelles il n'est pas permis de déroger. Elles doivent dériver de la nature du Pacte Primitif. »

À Des Mazis qui tempère sa passion, il répond que cette association qui a pour but d'assurer l'égalité entre les lieutenants quelle que soit leur place dans la noblesse, de maintenir un code d'honneur, de châtier si nécessaire ceux qui l'auraient violé et de défendre les lieutenants contre les officiers supérieurs susceptibles de commettre des injustices, obéit à des principes qui sont les siens, républicains pour tout dire.

Et il étonne et inquiète Des Mazis quand il ajoute que les « rois jouissent d'une autorité usurpée dans les douze royaumes de l'Europe... qu'il y a fort peu de rois qui n'eussent pas mérité d'être détrônés ».

D'ailleurs, pourquoi des rois ?

Bonaparte prend son cahier, lit à Des Mazis une dissertation qu'il a commencé d'écrire.

Les hommes, dit-il, sentiront bientôt qu'ils sont hommes. « Fiers tyrans de la terre, prenez bien garde que ce sentiment ne pénètre jamais dans le cœur de vos sujets. Préjugés, habitudes, religion, faibles barrières ! Votre trône s'écroule si vos peuples se disent jamais en se regardant : "Et nous aussi nous sommes hommes." »

Des Mazis ne cherche pas à contredire Napoléon.

Celui-ci lui tend les feuilles sur lesquelles il a rédigé le règlement complet de la Calotte. Elles sont attachées entre elles par un ruban rose. Des Mazis le feuillette. Le ton est grave. Il y est question de lois, de grand maître des cérémonies. Des Mazis craint que ses camarades lieutenants ne se moquent de ce ton pompeux et de cette démesure.

Il ne dira pas à Napoléon qu'en effet des rires ont fusé quand il a lu ce texte, puisqu'à la fin les lieutenants du régiment de La Fère l'ont adopté.

À Des Mazis Bonaparte se confie, mais il se souvient aussi de la dispute qui l'a opposé aux officiers de la garnison de Bastia. Il s'était découvert imprudemment en exaltant la nation corse.

Aussi, quand il est reçu chez le maréchal du camp ou chez le commissaire des Guerres, ou chez Lombard, le professeur de mathématiques, il parle de Cinna, la pièce de Corneille qu'il préfère, et non des idées audacieuses qui germent en lui.

Il s'étonne lui-même qu'elles surgissent sous sa plume. Et parfois, il s'effraie du chemin qu'il a parcouru. Il ne fréquente plus l'église. Il se signe encore machinalement, mais il ne croit plus.

Dans les textes qu'il écrit, il se range du côté du pouvoir, de l'État, de César, et non du côté de l'Église.

Il lit et relit Raynal, qui parle de l'insurrection des peuples comme d'un « mouvement salutaire ».

Mais en même temps, d'instinct, Bonaparte méprise ceux qui se soumettent.

Il déclame cette exhortation de Raynal : « Peuples lâches, peuples stupides, puisque la continuité de l'oppression ne vous rend aucune énergie, puisque vous vous en tenez à d'inutiles gémissements lorsque vous pourriez rugir, puisque vous êtes des millions et que vous souffrez qu'une douzaine d'enfants armés de petits bâtons vous mènent à leur gré, obéissez ! Marchez sans nous importuner de vos plaintes, et sachez du moins être malheureux, si vous ne savez pas être libres. »