Napoléon marche seul autour d'Auxonne avec ces mots en tête.
Lui sera de ceux qui rugissent. Lui ne se laissera pas conduire. Lui n'obéira pas. Il accélère le pas. Il sent en lui une énergie immense.
Il est comme une gueule de canon qu'on bourre de poudre. Sa charge, ce sont ces livres qu'il lit, ces notes qu'il prend, ces contes qu'il écrit, ces réflexions sur la monarchie qu'il rédige dans la fièvre.
Il ne sait pas à quel moment on approchera la mèche. Mais dans un effort de chaque jour, comme si le temps allait lui manquer, comme si la bataille approchait, il bourre la gueule du canon, sa tête, de connaissances, d'idées, dans un effort prodigieux.
Il est sûr que cette énergie qu'il accumule, un jour, explosera.
Un soir, relisant l'Essai général de tactique de Guibert, il retrouve cette phrase lue à Valence déjà, et que de temps à autre il se remémore : « Alors un homme s'élèvera, écrit Guibert, peut-être resté jusque-là dans la foule et l'obscurité, un homme qui ne se sera fait un nom, ni par ses paroles, ni par ses écrits, un homme qui aura médité dans le silence... Cet homme s'emparera des opinions, des circonstances, de la fortune... »
Napoléon est aussi troublé que lorsqu'il s'est approché de cette fille qui se tenait près des grilles du Palais-Royal. C'est le même désir, plus puissant que la timidité. C'est la même force qui le pousse en avant.
Mais combien de soirs a-t-il fallu qu'il rôde avant de rencontrer cette fille-là ?
Combien de temps lui faudra-t-il attendre pour que l'événement vienne, comme une étincelle, libérer son énergie ?
Tout à coup, le 1er avril 1789, le tambour bat.
Napoléon Bonaparte court vers la caserne, mal réveillé après une nuit passée à écrire. Les bombardiers du régiment de La Fère sont déjà rassemblés sous les armes.
Le maréchal du camp, du Teil, marche à grands pas dans la cour et s'indigne. Il a reçu l'ordre du commandant en chef du duché de Bourgogne, le marquis de Gouvernet, d'envoyer sur-le-champ à Seurre, dans la montagne, à quelques lieues d'Auxonne, trois compagnies. Les villageois de Seurre ont en effet massacré deux marchands de blé accusés d'être des accapareurs. Mais où sont les capitaines, les premiers lieutenants ? peste Du Teil. En congé.
Il faut donc laisser le commandement à des lieutenants en second et en troisième, des jeunes gens qui n'ont pas vingt ans et ne se sont jamais trouvés dans de telles situations. Mais le marquis a tenu à cette disposition de bataille : trois compagnies ! Va pour des compagnies, donc. Bonaparte prendra le commandement de l'une d'elles.
Il fait plein jour lorsque la troupe atteint le village. Le calme semble revenu, bien que des paysans restent attroupés au coin des ruelles.
On prend les cantonnements. Bonaparte s'installe rue Dulac. Les notables accourent, entourent les officiers de prévenances. Les femmes sont encore en émoi. « Des bêtes sauvages ! » crient-elles en désignant les paysans. La femme du receveur du grenier à sel est l'une des plus troublées. Elle explique longuement à Bonaparte que le grenier a été assiégé. Bonaparte se montre prévenant, sensible à cette détresse un peu appuyée et où la volonté de séduire n'est pas absente. Il dispose ses hommes, établit des tours de garde, des rondes de patrouilles.
La situation est si tendue qu'on s'installe à Seurre pour plusieurs jours.
Bonaparte sort ses cahiers et ses livres. Le temps passe semaine après semaine. Voilà plus d'un mois déjà que le détachement est à Seurre. Bonaparte a été reçu par les notables. Il a dansé, séduit. Il s'est mêlé aux conversations.
On parle des États généraux que le roi doit réunir à Versailles le 5 mai. Certains des hôtes de Bonaparte sont des délégués du Tiers État. On évoque la situation des finances du royaume, les privilèges fiscaux de la noblesse qu'il faudrait abolir.
Bonaparte écoute, intervient peu.
Il observe comme il pourrait le faire d'une situation qui ne le concernerait qu'en partie. C'est comme s'il feuilletait les pages d'un livre, prenant des notes. D'autres l'ont écrit, car il ne se sent pas de ce pays. Il y est officier, mais sa patrie est ailleurs.
Lorsqu'il entend les arguments échangés, lorsqu'il constate avec quelle passion les notables débattent, il mesure son indifférence. Il est spectateur.
Ce qui lui importe, c'est son destin, qui est lié à celui de la Corse. Mais, pense-t-il, ce qui se passe ici, dans ce royaume qu'il sert, pèsera sur l'avenir de sa patrie insulaire.
À la fin du mois d'avril, dans les ruelles de Seurre, les villageois et des paysans venus d'alentour se rassemblent à nouveau. Ils brandissent des fourches, ils hurlent, ils menacent.
Bonaparte se place en avant des soldats de sa compagnie. D'une voix claire, il ordonne aux soldats de faire charger les fusils, puis il marche vers le rassemblement hostile. « Habitants de Seurre ! s'écrie-t-il. Que les honnêtes gens se retirent et rentrent chez eux. Je n'ai ordre de tirer que sur la canaille ! »
La foule hésite. Bonaparte, l'épée levée, répète : « Que les honnêtes gens rentrent chez eux. »
La voix ne tremble pas. Les manifestants se dispersent. Bonaparte met l'épée au fourreau.
Le soir, chez l'un des notables qui donne un bal en l'honneur des officiers, on entoure Bonaparte, on le félicite.
Il a fait son devoir, dit-il. Il n'a pas eu d'hésitation.
Il ne se sent rien de commun avec cette canaille débraillée, ces paysans, ces pauvres, ce peuple.
Il est corse, d'un autre peuple, donc, presque d'une autre race. Un peuple de bergers et de montagnards qui parle une autre langue. Un peuple si différent de celui qui s'est rassemblé dans les ruelles, a massacré ces marchands de blé.
Il est corse, mais il est aussi noble. Il a l'orgueil d'appartenir à cette lignée qui, depuis des générations, s'est séparée de la multitude et exerce sur elle son autorité.
Il est partisan de l'égalité entre les nobles, et même entre les hommes, à condition qu'ils aient montré par leurs actes qu'ils en sont dignes.
Il est corse, noble, mais aussi officier.
Il a, depuis l'enfance, appris ce qu'est l'ordre militaire et une stricte hiérarchie.
Il est fier d'être membre de cet ordre, de porter l'uniforme d'officier, même si c'est celui d'une armée étrangère.
Il n'a vraiment rien de commun avec la canaille.
S'il s'est interrogé sur le rôle des rois, c'est parce que la plupart d'entre eux, à ses yeux, n'ont pas mérité de régner. Mais il faut une hiérarchie. La discipline est nécessaire. Même si, au sein de cet ordre, l'égalité entre les hommes qui la méritent peut exister.
- Je suis officier, répète-t-il à ceux qui soulignent sa détermination et son courage.
En juin, il est rentré à Auxonne avec les trois compagnies de bombardiers. Mais il lui est difficile de rester à nouveau enfermé dans sa chambre à lire et à écrire.
Il parcourt la campagne. Il dit à Des Mazis, qui devine sa nervosité, que les événements sont comme des faits de nature. Ils naissent des choses et des circonstances. Aux hommes de savoir entendre le grand remuement qui secoue les sociétés.
Il se rend souvent chez le libraire d'Auxonne, sur la place de l'église. Il consulte les journaux. Le royaume bouge. Les États généraux se sont réunis à Versailles. Dans les rues de Paris, des scènes de pillage ont eu lieu. Des voitures chargées de grain ont été arrêtées, dévalisées. La troupe a tiré. Bonaparte sait que quelque chose commence.
Il rentre dans sa chambre. Il a entrepris la rédaction de Lettres sur la Corse.
Il veut envoyer son étude à Loménie de Brienne, mais l'archevêque de Sens a été remplacé par Necker. Il la communiquera donc à Necker.