Auparavant, il expédie son texte à l'un de ses anciens professeurs de l'école de Brienne, le père Dupuy, afin que celui-ci corrige les fautes éventuelles, revoie certains passages.
Mais, précise-t-il à Dupuy, il ne sollicite pas Necker. Il n'en attend rien. Il veut seulement exposer, à celui qui dirige le royaume sous l'autorité du roi, les idées d'un patriote corse.
Seul compte aux yeux de Bonaparte l'avis de Pascal Paoli. Il sent que le sol commence à trembler, qu'il faut agir vite, et le 12 juin 1789, il écrit à son héros une lettre d'un seul jet.
« Général,
« Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans les flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards.
« Les cris du mourant, les gémissements de l'opprimé, les larmes du désespoir environnèrent mon berceau, dès ma naissance.
« Vous quittâtes notre île et avec vous disparut l'espérance du bonheur : l'esclavage fut le prix de notre soumission : accablés sous la triple chaîne du soldat, du légiste et du percepteur d'impôts, nos compatriotes vivent méprisés. »
Au fur et à mesure que la plume court, le ton s'amplifie. Peu importe la réalité des faits. C'est ainsi que Bonaparte, ce jeune officier de vingt ans, voit en cette année 1789 l'histoire de sa patrie.
Il en appelle à Paoli. Il lui explique qu'il a écrit ses Lettres sur la Corse parce qu'il est « obligé de servir ». Il n'habite pas dans la capitale, où il eût trouvé d'autres moyens d'agir. Il doit donc se contenter de « publicité ».
« Si vous daignez encourager les efforts d'un jeune homme que vous vîtes naître, dit-il, et dont les parents furent toujours attachés au bon parti, j'oserai augurer favorablement du succès... Mais quel que soit le succès de mon ouvrage, je sens qu'il soulèvera contre moi la nombreuse cohorte d'employés français qui gouvernent notre île et que j'attaque : mais qu'importe s'il y va de l'intérêt de la Patrie.
« Permettez-moi, Général, de vous offrir les hommages de ma famille. Et, pourquoi ne le dirais-je pas, de mes compatriotes. Ils soupirent au souvenir d'un temps où ils espérèrent la liberté.
« Ma mère, Madame Letizia, m'a chargé de vous renouveler le souvenir des années écoulées à Corte. »
Bonaparte relit sa lettre sans y changer un mot. Ce qu'il écrit, il le porte en lui depuis des années.
Il est pareil à un sauteur qui, après avoir pris ses marques, bondit enfin.
Il offre clairement ses services à Pascal Paoli, et assume les conséquences de ses propos sur la Corse.
« J'entendrai gronder le méchant, dit-il, et si ce tonnerre tombe, je descendrai dans ma conscience, je me souviendrai de la légitimité de mes motifs, et, dès ce moment, je le braverai. »
Quand, quelques jours plus tard, il reçoit une lettre du père Dupuy - envoyée de Laon, le 15 juillet 1789 - dans laquelle son ancien professeur lui explique qu'il faut atténuer les termes de ses Lettres sur la Corse afin de ne pas heurter le ministre Necker, Bonaparte s'insurge. Ses Lettres ne sont pas une supplique, mais un acte de combat. Qu'on sache clairement ce que pensent les patriotes corses, et qu'il en soit, lui, le porte-drapeau. Voilà l'objet de ses Lettres.
Pas une hésitation, en effet. Il est corse, avec une si grande violence de conviction que sa plume en tremble.
Il doit souvent s'interrompre, tant son impatience est grande, et il est ainsi à l'unisson des événements.
Il ouvre la fenêtre, entend battre le rappel.
Des cris montent des berges. Le tocsin sonne. Bientôt, des fumées s'élèvent. Bonaparte descend dans le centre d'Auxonne.
On est le 19 juillet 1789. Des bateliers et des portefaix se sont attroupés, ils maltraitent le syndic de la ville, envahissent l'appartement du receveur, brûlent des meubles et des registres, mettent à sac les postes d'octroi et le bureau des traites.
C'est l'émeute.
Bonaparte rejoint les casernes. Les officiers et les soldats se répètent la nouvelle : le 14 juillet, la Bastille, la forteresse prison du roi, a été prise par des émeutiers, son gouverneur a eu la tête tranchée. Les gardes françaises ont rejoint la foule, tiré au canon sur la Bastille. Bonaparte ne s'attarde pas. Il prend la tête de sa compagnie. Trois bandes parcourent la ville, se dispersent en voyant les soldats. On passe la nuit en patrouille. On craint l'arrivée de ceux que les notables d'Auxonne appellent les Brigands.
Au matin du 20 juillet, ils sont là. Ce sont des paysans venus de toute la campagne environnante. Les octrois sont brûlés. Le grenier à sel est pillé. Les paysans ne se dispersent qu'une fois l'ordre donné par les officiers de charger les fusils. Le calme est rétabli. Les compagnies entrent dans les casernes. Bonaparte rejoint sa chambre. Aussitôt il prend la plume, encore imprégné par l'atmosphère de ces affrontements. Il veut raconter à son frère Joseph ce qu'il a vécu :
« Au milieu du bruit des tambours, des armes, du sang, je t'écris cette lettre. La populace de cette ville, renforcée d'un tas de brigands étrangers qui sont venus pour piller, se sont mis dimanche au soir à renverser les corps de bâtiments où logent les commis de ferme, ont pillé la douane et plusieurs maisons. Le général a soixante et quinze ans. Il s'est trouvé fatigué. Il a appelé le chef de la bourgeoisie et lui a ordonné de prendre l'ordre de moi. Après bien des manœuvres nous en avons arrêté trente-trois et nous les avons mis au cachot. L'on va, je crois, en pendre deux ou trois prévôtalement. »
Pas d'interrogation. L'ordre doit régner, même si Bonaparte ajoute, condamnant les privilégiés : « Par toute la France le sang a coulé mais presque partout cela a été le sang impur des ennemis de la Liberté, de la Nation et qui depuis longtemps s'engraissent à ses dépens. »
Même si les mots qu'il utilise sont ceux des « patriotes français », il réagit d'abord en officier qui déteste la « populace ». Et surtout, il pense à la Corse. De ce qu'elle deviendra dépend son destin personnel.
Le 9 août, il demande officiellement un nouveau congé pour se rendre en Corse. Mais il lui faut attendre, et il tourne dans sa chambre, il marche dans la campagne comme s'il était enfermé dans ce pays.
Écrire ne le calme pas. Mais c'est la seule activité qui lui donne l'impression d'agir.
Il écrit à M. Giubega, qui, greffier en chef des états de Corse, est aussi son parrain.
Les privilèges viennent d'être abolis dans un grand élan unanime au cours de la nuit du 4 août.
« Cette année s'annonce par des commencements bien flatteurs pour les gens de bien, écrit Bonaparte, et après tant de siècles de barbarie féodale et d'esclavage politique, l'on est toujours surpris de voir le mot Liberté enflammer les cœurs que le luxe, la mollesse et les arts semblaient voir désorganisés. »
C'est vrai, la France l'étonne. Il songe, dans cette journée orageuse d'août, à Paris, à ce centre des plaisirs qui paraît être devenu un volcan. Mais ce moment historique ne vaut pour Bonaparte que si la Corse en tire parti.
Il est si nerveux à l'idée qu'il pourrait être absent de l'île qu'il se rend une nouvelle fois auprès du maréchal du camp Du Teil, qui enfin lui annonce que son congé est en bonne voie. Mais il faut encore attendre. Il reprend la lettre à son parrain Giubega.
« Tandis que la France renaît, dit-il, que deviendrons-nous, nous autres infortunés Corses ? Toujours vils, continuerons-nous à baiser la main insolente qui nous opprime ? Continuerons-nous à voir tous les emplois que le droit naturel nous destinait occupés par des étrangers aussi méprisables par leurs mœurs et leur conduite que leur naissance est abjecte ? »