Il était arrivé le 1er janvier 1779 à Autun avec son père Charles, bel homme, grand, aux allures de seigneur, tenue soignée, recherchée même, aux traits du visage réguliers.
La Corse, les ruelles d'Ajaccio, l'odeur de la mer, le parfum des pins, des lentisques, des arbousiers et des myrtes, tout ce monde qui avait été celui de l'enfant était relégué loin comme un secret intime. Et il avait fallu serrer les dents, se mordre les joues quand le père était reparti, laissant ses deux fils au collège d'Autun, Joseph, l'aîné, né le 7 janvier 1768, et Napoleone - l'un destiné à l'Église, et l'autre aux Armes.
À Autun, en trois mois, du 1er janvier au 21 avril, il avait fallu apprendre le français, la langue étrangère, celle que les soldats du vainqueur clamaient dans les rues d'Ajaccio. Le père la parlait, mais pas la mère. Et tout ce qu'on avait enseigné aux fils Bonaparte, c'était l'italien.
Apprendre, apprendre : l'enfant de neuf ans avait fermé les poings, enfoui la tristesse, la nostalgie, la peur même, le sentiment d'abandon, dans ce pays de pluie, de froid, de neige et d'ardoises où la terre sentait l'humus et la boue, et jamais le parfum des plantes grasses.
Cette langue nouvelle, il a voulu la maîtriser, puisque c'était la langue de ceux qui avaient vaincu les siens, occupé l'île.
Il se tend. Il récite. Il répète jusqu'à ce que les mots se plient. Cette langue, il la lui faut, pour combattre un jour ces Français orgueilleux qui se moquent de son nom et qu'il ne veut même pas côtoyer.
Il se promène seul dans la cour du collège d'Autun, pensif et sombre. Son frère Joseph est au contraire affable, doux et timide. Mais Napoleone irrite par ce comportement où se mêlent fierté d'enfant humilié et amertume de vaincu.
Alors on le taquine, on le provoque. D'abord il se tait, puis, quand on lui dit que les Corses sont des lâches parce qu'ils se sont laissé asservir, il gesticule et lance, rageur : « Si les Français avaient été quatre contre un, ils n'auraient jamais eu la Corse. Mais ils étaient dix contre un. »
On lui parle de Pascal Paoli, le chef de la résistance aux Français, vaincu le 9 mai 1769 à la bataille de Ponte Novo.
Une fois encore, il se contient.
Il se souvient.
Il sait que son père et sa mère ont été des protégés de Pascal Paoli. Jeunes gens d'à peine dix-huit et quatorze ans, ils ont vécu dans l'entourage de Paoli, à Corte, dans les années de la courte indépendance corse, entre la domination génoise et l'intervention française de 1767. En 1764, c'est Pascal Paoli qui fait pression sur la famille de Letizia Ramolino pour qu'elle autorise la jeune fille à épouser Charles Marie Bonaparte. La parole du Babbo - le père, ainsi l'on nomme Pascal Paoli - compte. Le mariage a lieu. Deux enfants naissent et meurent aussitôt. Puis, alors que Letizia vient à peine d'accoucher de Joseph, voici qu'elle est à nouveau enceinte, au moment où les troupes royales de Louis XV défont les patriotes corses. Il faut fuir par les sentiers du maquis, il faut franchir à gué les rivières.
Et au collège d'Autun, l'enfant de neuf ans ne peut raconter cela à l'abbé Chardon qui, entre deux leçons de français, l'interroge, à la fois bienveillant et ironique.
- Pourquoi avez-vous été battus ? demande l'abbé. Vous aviez Paoli, et Paoli passait pour un bon général.
L'enfant ne peut se contenir.
- Oui, monsieur, et je voudrais lui ressembler.
Il est corse. Il hait ce pays, ce climat, ces Français. Il marmonne : « Je ferai à ces Français tout le mal que je pourrai. »
Il est une sorte de prisonnier volontaire, de fils de vaincu captif. Il ne peut ni se confier, ni pleurer.
Il se souvient des soirées de la maison paternelle, rue Saint-Charles, dans la profusion des parfums. Il se souvient de la douceur des voix.
Sa mère était rude, elle giflait, elle fouettait. Mais elle était belle, aimante.
Elle s'asseyait entre ses enfants. Enceinte une nouvelle fois, apaisée et inflexible.
Elle racontait la guerre, la fuite après la défaite de Ponte Novo.
La grand-mère paternelle, Maria Saveria Buonaparte, le demi-frère Joseph Fesch, puisque la mère de Letizia s'était remariée, la tante maternelle Gertrude Paravicini, la nourrice de Napoléon, Camilla Ilari, la servante Saveria - la seule domestique de la famille - écoutaient tous. Et souvent, la grand-mère dévote, qui assistait à neuf messes quotidiennes, se signait.
Napoléon se rappelait dans les moindres détails la description de la Liamone aux flots tumultueux.
Letizia Bonaparte avait voulu traverser la rivière à gué, mais le cheval avait perdu pied, emporté par le courant. Charles Bonaparte s'était jeté à l'eau pour secourir sa femme enceinte et son fils Joseph, mais Letizia avait réussi à dompter la monture et à la diriger vers l'autre rive.
Que pouvaient savoir les Français, l'abbé Chardon, les élèves du collège d'Autun, de ces Corses, de la Corse, eux qui ignoraient la rumeur de la mer, l'intimité des ruelles bordant le port et la couleur ocre de la forteresse d'Ajaccio dominant la baie ?
Napoléon pensait à ses courses, aux combats qu'il livrait face à d'autres enfants, comme lui du Sud, parlant comme lui cette langue expressive, chaleureuse, parfois se moquant de lui, de sa tenue négligée.
Napoleone di mezza calzetta
Fa l'amore a Giacominetta
« Napoléon demi-chaussettes
Fait l'amour à Jacquelinette »
Il se jetait sur eux, il entraînait la petite fille, camarade de classe, à l'école des sœurs béguines où il apprenait l'italien.
Plus tard, à huit ans, il arpenterait avec elle les quais du port. Mais il était déjà loin d'elle. Il étudiait l'arithmétique, il se retirait dans une cabane de planches construite à l'arrière de la maison. Il calculait seul, seul toute la journée, puis il sortait le soir, dépenaillé, indifférent, rêveur.
Ne rien dire de tout cela. Le garder pour soi.
Apprendre le français.
Ils défilaient, ils paradaient, les soldats du roi vainqueur, dans les rues d'Ajaccio, dans cette ville qui vibrait encore des luttes récentes, des oppositions entre les clans, entre ceux qui avaient choisi Pascal Paoli réfugié en Angleterre et ceux qui avaient rejoint les Français.
L'enfant savait bien que son père, Charles Bonaparte, était de ces derniers.
Le gouverneur de Corse, M. de Marbeuf, était le bienvenu à la maison rue Saint-Charles, vieux séducteur attiré peut-être aussi par la beauté de Letizia.
Charles Bonaparte, de famille à quatre quartiers de noblesse attestés par les généalogistes de Toscane, d'où les ancêtres étaient originaires, avait conquis le gouverneur, qui cherchait des appuis parmi les notables prêts à se rallier à la France.
Charles avait joué cette carte. Il le fallait bien, pour obtenir charges, rentes, subsides.
Il avait été élu le 8 juin 1777 député de la noblesse, délégué aux états généraux de Corse à Versailles. Il était rentré à Ajaccio ébloui par la puissance du royaume de France, ses villes, ses palais, son organisation et ce nouveau souverain débonnaire, Louis XVI. Il avait été solliciteur, quémandeur, cherchant à obtenir des bourses pour ses fils, l'aîné, Joseph, promis à l'état ecclésiastique, Napoléon à la carrière des armes.
L'enfant de huit ans, dans la maison ajaccienne, a écouté.
Il suit les défilés dans les rues d'Ajaccio. Il est fasciné par ces officiers de belle prestance en uniforme bleu et blanc. Il dessine des soldats, il range ses figurines en ordre de bataille. Il joue à la guerre. Il est un enfant du Sud qui court les rues, grimpe jusqu'à la citadelle, se roule dans la terre, conduit une bande de garnements, s'expose à la pluie parce qu'un futur soldat doit être endurant. Il change son pain blanc contre le pain bis d'un troupier parce qu'il faut s'accoutumer à l'ordinaire des régiments.