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Tout en marchant, le père Lelue indique que l'enfant a été choisi pour la noblesse de sa famille, attestée par M. d'Hozier de Sérigny, le juge d'armes de la noblesse de France, auquel M. Charles de Bonaparte, « votre père », a répondu avec diligence et minutie. Charles de Bonaparte a précisé, concernant son fils, en réponse à la question de M. d'Hozier : « Comment faut-il traduire en français le nom de baptême de votre fils, qui est Napoleone en italien ? », que « le nom Napoleone est italien ».

Le père Lelue se tourne. L'enfant ne baisse pas les yeux. Alors, le père Lelue énonce les articles du règlement de l'école : « ployer le caractère, étouffer l'orgueil ». Durant les six années d'études à l'école, pas de congé. Il faudra « s'habiller soi-même, tenir ses effets en ordre et se passer de toute espèce de service domestique. Jusqu'à douze ans, les cheveux coupés ras. Au-delà de cet âge, les laisser croître et les arranger en queue et non en bourse, et les poudrer seulement les dimanches et fêtes ».

Mais l'enfant n'a pas dix ans. Cheveux ras, donc.

Le père Lelue ouvre l'une des portes. Il s'efface, invite l'enfant à entrer dans la pièce. L'enfant fait deux pas.

Il songe à la vaste chambre que Letizia, sa mère, avait fait vider de ses meubles pour que les enfants puissent y jouer. Il songe à la cabane de planches construite pour lui afin qu'il s'y livrât à ses calculs. Il songe aux rues qui ouvraient sur l'horizon libre et la mer.

La cellule où il va dormir a moins de deux mètres carrés. Elle ne dispose pour tout ameublement que d'un lit de sangle, d'un pot à eau et d'une cuvette. Le père Lelue, resté sur le seuil, explique que, selon le règlement, « même dans la saison la plus rigoureuse, l'élève n'aura droit qu'à une seule couverture, à moins qu'il ne soit de constitution délicate ».

Napoléon affronte le regard du principal.

Le père Lelue montre la sonnette placée à côté du lit. Les cellules sont en effet fermées au verrou de l'extérieur. En cas de besoin, l'élève doit appeler un domestique qui veille dans le corridor.

L'enfant écoute, refoule cette envie de hurler, de s'enfuir.

Chez lui, dans sa maison, on l'appelait Rabulione, celui qui touche à tout, qui se mêle de tout.

Ici, le règlement et la discipline l'enchaînent. L'élève doit quitter sa cellule dès qu'il est levé et n'y rentrer que pour dormir. Il passe sa journée en salle d'étude ou à façonner son corps. Il faut que « les élèves cultivent les jeux et surtout ceux qui sont propres à augmenter la force et l'agilité ».

Dans le corridor, l'enfant entend des pas. D'autres élèves arrivent à l'école. Il les aperçoit, devine à leurs vêtements l'aisance de leurs familles. Il écoute leurs voix. Français, tous, de bonne noblesse.

Il se sent plus seul encore.

« Les écoliers changent de linge deux fois par semaine », ajoute le principal. L'enfant le suit à nouveau dans le corridor. Il entre après lui dans le réfectoire. C'est là que la centaine d'élèves qu'accueille l'école va se réunir par grandes tables, sous des voûtes austères, en présence des maîtres. Pain, eau et fruits à déjeuner et à goûter. Viande aux deux repas.

L'enfant s'assied au milieu des autres. On le regarde. On chuchote. D'où vient-il ? Quel nom ? Napoleone ? Quelqu'un s'esclaffe, rit. « Paille au nez ».

Voilà ce qu'ils ont entendu.

Je les hais.

Il est l'étranger.

Ses maîtres de géographie ne disent-ils pas, malgré la conquête française, que la Corse est une dépendance de l'Italie, un pays étranger donc ?

Napoléon l'accepte, le revendique. Il méprise et s'isole. Il se bat quand on réussit à percer son armure, à le surprendre.

On lui tend des pièges. On pousse vers lui un nouvel élève arrivé à l'école en juin 1782. On a incité ce Balathier de Bragelonne, fils du commandant de Bastia, à se présenter à Napoleone « Paille-au-Nez » comme génois. Napoléon l'interpelle aussitôt en italien : « Sei di questa maledetta nazione ? », « Es-tu de cette nation maudite ? » L'autre fait oui. Aussitôt Napoléon se précipite, saisit Balathier aux cheveux, et il faut séparer les combattants.

Napoléon s'éloigne, patriote corse de douze ans dont l'orthographe française est si défaillante qu'il écrit de façon illisible pour dissimuler ses fautes même si le style s'affirme et si la phrase s'affûte au rythme d'une pensée qui s'affermit et se déploie.

Car l'enfant solitaire veut prendre le dessus, effacer sa condition de vaincu.

Étranger ? Peut-être. Soumis, jamais.

Il confie à Bourrienne, l'un des rares élèves avec lesquels il parle : « J'espère rendre un jour la Corse à la liberté ! Que sait-on ? Le destin d'un empire tient souvent à un homme. »

Ses lectures l'exaltent. Il lit et relit Plutarque. Il fait de l'Histoire sa matière favorite, avec les mathématiques où il excelle, selon son professeur, le père Patrault, qui murmure en l'écoutant résoudre des problèmes d'algèbre, de trigonométrie, de géométrie, de sections coniques : « C'est un enfant qui ne sera propre qu'à la géométrie. »

L'enfant laisse dire. Il aime à la fois les jeux abstraits de l'esprit, qui le font échapper à la réalité pleine d'humiliations et de contraintes, mais aussi les Vies illustres de Plutarque qui lui permettent de s'évader dans une réalité autre, non pas imaginaire, puisqu'elle a existé, qu'elle est histoire et qu'elle peut, donc, renaître.

Avec lui.

Il s'identifie aux héros dont il suit le destin. Il est le « spartiate ». Il est Caton et Brutus, Léonidas.

Il marche dans la cour, son Plutarque à la main. On ne l'interpelle même plus. Mais au fil des mois, en constatant que ce qu'il avait pressenti dans un mouvement spontané de fierté est vrai, qu'il est supérieur à la plupart, peut-être à tous, il répond quand on s'adresse à lui. Il est devenu aigre, piquant. Il ordonne plutôt qu'il ne plie. Il juge. Il condamne.

Parfois, dans les corridors, il entend le frottement de pas qui glissent vers les cellules. Ce sont les « nymphes », élèves aux allures et aux mœurs équivoques qui cherchent un compagnon pour quelques instants de la nuit.

Napoléon est révulsé, et cependant on le courtise. Il a cette finesse des traits et cette insolence qui attirent. Il rejette avec fureur les séducteurs. Il les frappe. Il se bat. Il les chasse. Il les insulte. Il devine, chez certains maîtres, « ces vices et ces désordres des couvents ». Il mène la guerre contre eux, prend la tête des révoltes contre les « régents » qui assistent le nouveau principal, le père Berton. On se saisit de lui. On le fustige. Il serre les mâchoires sans pleurer. Il tient tête au maître qui le réprimande. Celui-ci s'indigne.

- Qui êtes-vous donc, monsieur, pour me répondre ainsi ?

- Un homme, rétorque d'une voix forte Napoléon.

Il est l'enfant inflexible dont la sensibilité est si forte sous la carapace de la volonté qu'elle surgit parfois comme la lave qui emporte tout.

Un soir, le maître de quartier qui l'a surpris à lire le punit. Il doit dîner à genoux devant la porte du réfectoire, revêtu de la tenue infamante, un pantalon d'étoffe grossière, des brodequins informes.

Celui qui se veut déjà un homme s'exécute calmement et, tout à coup, l'enfant qu'il est encore se contorsionne, crie, se roule sur le sol, vomissant tout ce qu'il a avalé.

Le maître de mathématiques, le père Patrault, accourt, révolté qu'on traite ainsi son meilleur élève. Le principal concède que le châtiment a été excessif et retire la punition.

L'homme-enfant se lève, plus sauvage, plus fier, plus déterminé que jamais à ne pas plier.