Joséphine s'est avancée. Napoléon la regarde en silence. Elle sera du voyage, dit-elle.
Arnault entre dans le salon, s'emporte.
- Le Directoire veut vous éloigner... La France veut vous garder, lance-t-il à Napoléon. Les Parisiens vous reprochent votre résignation. Ils crient plus fort que jamais contre le gouvernement. Ne craignez-vous pas qu'ils finissent par crier contre vous ?
Qu'y a-t-il de plus versatile, de plus imprévisible, de moins digne de confiance qu'une foule ?
- Les Parisiens, répond Napoléon, crient mais ils n'agiraient pas. Ils sont mécontents mais ils ne sont pas malheureux.
Il sourit, fait quelques pas.
- Si je montais à cheval, reprend-il, personne ne me suivrait.
Puis, d'un ton de commandement, il ajoute :
- Nous partirons demain.
À trois heures du matin le 6 mai 1798, on quitte Paris. On chevauche le plus souvent sous des pluies d'orage.
Dans la berline, on se tait. Les cahots poussent souvent les occupants les uns contre les autres. Joséphine dort. Napoléon, les yeux ouverts, paraît ne pas avoir besoin de sommeil.
Sa vie roule, personne ne peut plus l'arrêter.
Un choc violent secoue la voiture sur un chemin de traverse vers Roquevaire. On a emprunté cet itinéraire pour éviter Marseille, atteindre plus vite Toulon.
La « vache » de la berline, haute sur ses roues, a accroché une branche d'arbre. On descend, on éclaire. Napoléon fait quelques pas : devant lui, un pont effondré que l'orage a emporté dans un profond ravin.
- La main de la Providence, dit Marmont en montrant la branche.
Sans elle, la berline se fracassait sur les rochers du torrent.
Napoléon remonte dans la voiture.
- Vite, lance-t-il.
Il doit aller sans hésiter au bout de ce choix.
Le temps d'agir est revenu.
Le 10 mai, à Toulon, il reconnaît cette mer d'un bleu soutenu, ce soleil déjà brûlant, et ces voiles blanches qui se découpent sur un ciel que la luminosité rend aveuglant.
De sa fenêtre, à l'hôtel de la Marine, il ne se lasse pas de contempler ce paysage, l'horizon au-delà duquel il imagine cette terre d'Égypte que tant de conquérants ont piétinée depuis l'origine de l'Histoire.
Il va mettre ses pas dans leurs empreintes. Il endosse son uniforme et part inspecter la flotte.
Chaque fois que son embarcation approche d'un navire, celui-ci tire deux coups de canon pour le saluer.
Il est le général en chef de cette armada, lui qui n'était ici, cinq ans auparavant, qu'un jeune capitaine inconnu, lui qui garde sur sa peau les traces de la gale contractée à Toulon.
Le soir, la ville est illuminée en son honneur. Joséphine est près de lui. Il se sent fort.
Le lendemain, on passe les troupes en revue. Devant les hommes alignés, il retrouve sous ce ciel qui est le sien, au milieu des odeurs de mer, de pins et d'oliviers qui lui sont si familières, l'énergie et l'allant que depuis plus d'un mois il contenait dans le Paris des manœuvres et des habiletés tortueuses.
Ici, dans l'action, face à la mer, tout est plus simple. Clair comme la lumière de son enfance.
- Officiers et soldats, lance-t-il, il y a deux ans que je vins vous commander. À cette époque, vous étiez dans la rivière de Gênes, dans la plus grande misère, manquant de tout, ayant sacrifié jusqu'à vos montres pour votre subsistance : je vous promis de faire cesser vos misères, je vous conduisis en Italie. Là, tout vous fut accordé... Ne vous ai-je pas tenu parole ?
Cette vague d'assentiment, ce « oui » hurlé par ces soldats le soulève. Voilà ce qui s'appelle vivre.
- Eh bien, apprenez, reprend-il, que vous n'avez point encore assez fait pour la patrie, et que la patrie n'a point encore assez fait pour vous. Je vais vous mener dans un pays où, par vos exploits futurs, vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd'hui vos admirateurs, et rendrez à la patrie des services qu'elle a droit d'attendre d'une armée invincible. Je promets...
Il s'interrompt un instant, laisse le silence s'installer.
- Je promets à chaque soldat qu'au retour de cette expédition, il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre...
Les fanfares jouent. On crie : « Vive la République immortelle ! »
Le 19 mai, à cinq heures du matin, Napoléon se tient à la poupe de l'embarcation qui s'éloigne du quai. Joséphine lui fait des signes d'adieu. Il la regarde longuement. A-t-elle vraiment voulu s'embarquer avec lui comme elle l'a laissé entendre, ou bien n'était-ce qu'une proposition sans conséquence dont elle savait qu'il la refuserait ? Il ne veut pas trancher. Il veut partir avec l'illusion qu'elle désirait rester à son côté.
Il se tourne vers le large. La rade est couverte de vaisseaux. Cent quatre-vingts navires attendent d'appareiller à six heures. Ancré à quelques encablures, l'Orient, le navire amiral, se dresse comme une forteresse haute de trois étages, chacun armé de quarante canons.
Napoléon monte à bord, prend place aussitôt sur la passerelle. Le commandant Casabianca donne l'ordre aux navires de mettre à la voile. La mer est creusée par des vagues courtes. Les treize vaisseaux de ligne ouvrent la marche, vent debout, suivent les transports, entourés de frégates, d'avisos et de bricks.
Certains des navires lourdement chargés raclent le fond. Quand l'Orient s'ébranle, il touche lui aussi le fond, penche, puis se dégage.
Napoléon n'a pas bougé. Il reste plusieurs heures sur le pont cependant que les navires gagnent la haute mer.
Il est le destin de ces trente-quatre mille hommes.
Il a choisi les divisions, les généraux, les pièces de canon. Il a veillé lui-même à la composition de la commission des Arts et des Sciences, dont il a voulu qu'elle accompagne l'armée.
Pour réussir, il faut tenter de tout prévoir.
Il se tourne vers Marmont qui se tient près de lui.
- Je mesure mes rêveries au compas de mon raisonnement, dit-il.
Huitième partie
Être grand, c'est dépendre de tout
19 mai 1798 - 9 octobre 1799
31.
Napoléon écoute, debout sur la passerelle de l'Orient.
On longe les côtes de Corse. Le vent a faibli. Le temps est beau. On aperçoit déjà le cap Bonifacio et, au-delà, se profilent sur l'horizon les cimes de la Sardaigne. Après, on voguera vers la Sicile, puis Malte, la Crète, Alexandrie enfin.
Napoléon donne l'ordre au corps de musique de se rassembler sur le tillac avant. Les musiciens commencent à jouer. Déjà, des navires les plus proches, des fanfares répondent. Les voix des soldats entassés sur les ponts se mêlent aussitôt aux roulements des tambours et à l'éclat des cuivres.
On reprend en chœur, d'un navire à l'autre, Le Chant du départ qui, depuis 1794, est entonné dans toutes les armées.
La Victoire en chantant nous ouvre la barrière
La Liberté guide nos pas
Et du Nord au Midi la trompette guerrière
A sonné l'heure, l'heure des combats.
Tremblez, ennemis de la France.
Les hommes ont besoin de cette communion.
Le refrain est hurlé :
La République nous appelle
Sachons vaincre ou sachons mourir.
Un Français doit vivre pour elle,
Pour elle, un Français doit mourir.