L'amiral Brueys s'approche, parle fort pour se faire entendre, mais Napoléon détourne la tête. Il sait. L'amiral, depuis plusieurs jours, fait état de ses inquiétudes. Une frégate qui a rallié le convoi à hauteur de Bastia a aperçu au loin une escadre anglaise. Un autre message, transmis depuis Gênes à un navire français, apporte le même renseignement. Les navires anglais donnent la chasse, avec à leur tête le Vanguard de l'amiral Nelson.
Napoléon s'éloigne.
Voilà des semaines qu'il n'a pas connu une telle paix. Dans les jours qui ont précédé le départ, il était tenaillé par l'anxiété. Mais depuis qu'il a pris la mer, il éprouve une sensation joyeuse de légèreté et de disponibilité. Il est entre les mains du vent, de la mer, du hasard. Il ne peut plus rien. Si les voiles anglaises se profilent à l'horizon, si le combat s'engage, alors, en effet, il faudra décider, choisir. Mais pour l'heure, que l'amiral Brueys se taise, qu'il veille à la marche des navires, qu'on répare les voiles quand le temps le permet et qu'on force l'allure en tirant des bordées pour parvenir plus rapidement au but.
La nuit tombe. L'une après l'autre, les musiques cessent de jouer et l'on n'entend plus que le craquement des coques et des mâts, le claquement des voiles. Le convoi, qui occupait toute la mer comme une ville majestueuse arborant ses bannières et ses étendards, a disparu, enseveli par l'obscurité. Napoléon regarde la voûte céleste, cette traînée laiteuse qui traverse le ciel comme une escadre illuminée, composée d'une myriade de navires que rien ne peut arrêter.
Et c'est cette certitude qui habite Napoléon. Il va d'un point de son destin à l'autre, entraînant avec lui cette flotte et ces dizaines de milliers d'hommes.
Il quitte la passerelle. Dans le vaste « salon de compagnie » qu'il a fait aménager près de la salle à manger et de sa cabine, les officiers et certains membres de l'expédition qu'il a conviés à partager sa table et sa soirée se lèvent.
Il a établi dès les premières heures une discipline stricte. Bourrienne, auquel il transmettait ses consignes, s'est étonné de ce qu'il a appelé une « étiquette de cour ». Pourquoi pas ? En mer plus qu'ailleurs, et sûrement dans le désert, où il faudra marcher durant des jours et combattre, l'ordre, la discipline, la hiérarchie sont nécessaires. Il faut donc que les degrés qui permettent d'accéder au sommet soient marqués, respectés. Il faut que l'agencement et le luxe même rappellent que le général en chef est un homme à part.
Les hommes sont entassés dans les entreponts de l'Orient. Leur nourriture devient chaque jour plus détestable. Leurs vêtements sont imprégnés des vomissures répandues chaque jour par les hommes malades. Et ils sont presque tous malades. Mais le général en chef et ses proches doivent échapper à ce sort commun. Non par goût du luxe, mais parce qu'ils sont ceux qui commandent. Et que les privilèges dont ils bénéficient sont la marque de leurs responsabilités et de leur rôle.
Napoléon sait que la manière dont il vit à bord de l'Orient suscite des critiques. « Usages de la cour au milieu d'un camp de spartiates », dit-on. On lui rapporte ces propos. Alors que Napoléon traverse la salle de jeu, quelqu'un a même lancé : « On ne se donne pas d'éclat et de considération par le privilège, mais par l'amour de la patrie et de la liberté. »
Napoléon s'est arrêté, a cherché des yeux l'impertinent, mais il n'a vu que des visages soumis, des regards fuyants.
Il a lancé d'une voix forte : « Jouez, messieurs. Voyons qui a le privilège et l'inégalité que donne la chance. »
Il y a eu un brouhaha. On a posé les louis d'or sur les cartes. Les joueurs de pharaon, ce jeu de cartes que l'on pratiquait à Versailles, ont empoché leurs mises.
Qu'est-ce que l'égalité au jeu ? Le hasard trie entre gagnants et perdants. Et dans la vie ?
Napoléon s'installe dans le salon de compagnie au milieu de ses proches. « Parlons de l'égalité, dit-il, et donc de l'inégalité parmi les hommes. »
Il provoque du regard Monge, assis près de lui, puis Bourrienne ou le général Caffarelli. Junot somnole déjà. Eugène de Beauharnais rêve. Berthollet bougonne. Pas un, pourtant, qui se déroberait à ces débats quotidiens que Napoléon a instaurés, parce que la pensée doit être en mouvement permanent, que chaque instant, chaque regard, fait naître une réflexion.
- L'inégalité, reprend-il.
Ont-ils lu Rousseau ? Caffarelli commence. « Les lois qui consacrent la propriété, dit-il, consacrent une usurpation, un vol. » La discussion est lancée.
Napoléon se lève. Allons sur le pont.
On marche en groupe. Il fait doux. On parle une partie de la nuit. On prolongera demain cette séance des « Instituts », ainsi que Napoléon nomme ces confrontations.
Il demande à Bourrienne de le suivre dans sa cabine. Il s'allonge. Il a fait attacher au pied de son lit des boules de fer pour tenter de diminuer le roulis. Mais rien n'y fait. Parfois il doit rester couché. Bourrienne lit. Monge et Berthollet le rejoignent. On parle de Dieu, de l'islam, des religions qui sont nécessaires aux peuples.
Napoléon tout à coup s'interrompt. Il veut que Bourrienne reprenne à haute voix la lecture du Coran. Le livre est classé là, au côté de la Bible, dans la bibliothèque, au rayon « Politique ».
Le 9 juin, tôt le matin, Napoléon monte sur la passerelle de l'Orient. L'amiral Brueys tend le bras. À l'horizon, des dizaines de voiles forment un moutonnement blanc. Dans la longue-vue, Napoléon repère le convoi parti de Civita Vecchia qui rejoint le gros de la flotte. Et cette bande de terre brune qu'on distingue à peine au-dessus de la mer, c'est Malte, et l'île de Gozo, qui n'en est séparée que par quelques encablures.
Napoléon demande qu'on lui apporte son épée, puis il commence à dicter des menaces au ton d'ultimatum pour le grand maître des chevaliers de Malte, Hompesch.
Il veut, dit-il, renouveler la provision d'eau de tous les navires. Il exige la reddition des chevaliers. Il sait qu'il va occuper l'île, peu importe la réponse que vont rapporter ces officiers qui s'éloignent de l'Orient à bord de deux chaloupes.
L'île doit passer sous le contrôle de la France. Sa possession fait partie du plan. Et rien ne peut s'y opposer. Elle doit être emportée comme un avant-poste lors d'une charge qui va continuer sa chevauchée, bien au-delà.
« Le général Bonaparte, dicte-t-il, est résolu à se procurer par la force ce qu'on aurait dû lui accorder en suivant les principes de l'hospitalité qui est à la base de votre ordre. »
Le débarquement des troupes peut commencer.
Il entend des voix qui chantent La Marseillaise. Ce sont les soldats de la 9e demi-brigade qui escaladent les défenses de l'île de Gozo. Napoléon les aperçoit dans sa longue-vue. Il lance des ordres. Dans un grand remuement de cordages, des chaloupes sont descendues, les fantassins embarquent. Certaines touchent terre après quelques minutes, et déjà des fumées d'incendies s'élèvent ici et là.
Napoléon commande un feu de batterie. Il faut montrer que rien n'arrêtera la force. Au bout de quelques heures, le grand maître Hompesch demande à parlementer.
Napoléon, alors, peut parcourir les rues de La Valette. Il marche lentement dans cette ville aux rues pavées qui forment un damier. Ici, comme en Italie, il foule l'Histoire. Il est le successeur des chevaliers de la Croisade.
Il reçoit ces chevaliers dans leur propre palais, sur lequel flotte le drapeau de la République. « Que ceux, dit-il, qui sont français et ont moins de trente ans viennent prendre leur part de gloire en rejoignant l'expédition. Quant aux autres, ils ont trois jours pour quitter l'île. »
Puis il poursuit sa visite. Il est le maître de ce qui est un État. Rien ne peut résister à sa volonté, et cela excite son imagination.