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Il dicte des codes, des décrets, réorganise toute l'administration de l'île.

Lorsqu'il va et vient dans la grande salle de l'Ordre, il s'arrête parfois devant l'un des blasons de chevalier. Durant quelques minutes, il ne dicte plus. Il avait fallu des siècles pour bâtir cet État. Il lui suffit de quelques heures pour en construire un différent. Et mettre ainsi en place, en seize paragraphes, toute l'administration de l'île, en finir avec les titres de noblesse. Il sent que ses aides de camp l'observent, figés dans une admiration respectueuse.

Un homme, du haut du pouvoir, il l'a déjà pressenti en Italie en créant les Républiques cisalpine et ligurienne, peut changer tout l'ordre des choses. Un homme commandant à des soldats en armes peut autant, plus qu'un peuple en révolution, qu'une populace et son désordre. Cette idée l'exalte. Il est fier de son œuvre.

Il marche dans les rues de La Valette. Il entre dans la cathédrale Saint-Jean. Elle est transformée en fonderie. On exécute ses ordres.

Dans chacune des chapelles sont installés des fourneaux qui servent à passer au creuset tout l'or et l'argent des reliques. Dix ouvriers tapent à coups de marteau sur les objets précieux avant de fondre les morceaux.

Il rentre dans le palais des chevaliers. Il ordonne qu'on affiche la proclamation qu'il vient de relire : « Tous les habitants de l'île de Malte deviennent citoyens français et font partie de la République... L'homme ne doit rien au hasard de la naissance, seuls son mérite et ses talents le distinguent... »

Les heures, les jours passent. Lorsqu'il flâne dans les jardins du palais des chevaliers, il écoute ses généraux. Lannes se plaint de l'attitude de certains soldats qui ont pillé un couvent à Gozo, tenté de violer les religieuses, menacé leurs officiers. D'autres parlent des prostituées innombrables accueillantes aux Français.

Il écoute. De quoi se souviendra-t-on ? De ces scories ? Des maisons saccagées, des reliques fondues, et même des femmes violées, de la brutalité des soldats, des morts, ou bien qu'il fut ici, conquérant, avant de rejoindre Alexandrie ?

Que garderont les peuples en mémoire ? Le souvenir de la force, ou bien qu'il a libéré les deux mille esclaves musulmans du bagne de Malte ?

Il s'assied dans le jardin du palais. On lui apporte un panier rempli d'oranges qui viennent d'être cueillies. Sous la peau épaisse et âpre du fruit, il y a la fraîcheur veloutée de la pulpe juteuse.

Le 18 juin, puisque la tâche est accomplie et que les vents sont favorables, Napoléon donne à l'amiral Brueys l'ordre d'appareiller. L'Orient s'éloigne cependant que la garnison laissée à Malte salue le départ du convoi par quelques coups de canon.

La chaleur, en quelques heures, se fait plus lourde malgré la brise de mer. Les côtes de Grèce, de Cythère et de Crète qu'on longe sont enveloppées au milieu de la matinée par une brume grisâtre que seuls les vents du soir et du matin dissipent. Napoléon reste sur la passerelle. Ici sont les terres où séjourna Ulysse, là sont les côtes que longèrent les galères romaines. Voici le royaume de Minos, l'origine des mythologies.

Est-il le seul à entrer en communion avec ces paysages chargés d'Histoire ? Il parle sans fin. Il évoque la décadence des cités et des empires, celles de Grèce et ceux d'Occident et d'Orient. Il faut la volonté d'un homme, l'égal d'un Alexandre ou d'un César, pour dessiner les frontières d'une nouvelle puissance. Et la gloire se conquiert ici.

Le 27 juin, dans le crépuscule, Napoléon donne l'ordre à Brueys d'appeler à la poupe de l'Orient la frégate Junon.

Il voit les hommes massés et silencieux sur le pont de la frégate qui s'est approchée bord contre bord. Ils attendent comme ils attendraient les oracles d'une divinité. Mais c'est lui qui prononce les mots auxquels on obéit. Le commandant de la frégate écoute les instructions : rejoindre Alexandrie et embarquer le consul de France, Magallon.

Il faut attendre le retour de la frégate. Le temps fraîchit. Un vent du Nord secoue les navires du convoi. Il se renforce encore. Les lames sont hautes, rageuses, jetant les paquets de mer sur les ponts. Les soldats sont malades. Mais ils se rassemblent pour entendre la lecture d'une proclamation de Napoléon. Il les regarde cependant que les officiers lisent. Ces hommes ont du mal à se tenir debout dans la tempête, mais peu à peu ils écoutent. Il faut qu'ils comprennent. Il leur dit : « Celui qui viole est un monstre, celui qui pille nous déshonore. » Ils sont avertis. Il ne pourra pas tout empêcher. Les hommes en guerre, il les connaît. Mais il pourra sévir. Il leur parle pour les prévenir et pour les élever, leur demander d'être au-dessus d'eux-mêmes. Commander, c'est cela.

« Soldats !

« Vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables...

« Nous ferons quelques marches fatigantes ; nous livrerons plusieurs combats ; nous réussirons dans toutes nos entreprises ; les destins sont pour nous.

« Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans ; leur premier article de foi est celui-ci : "Il n'y a pas d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète."

« Ne les contredisez pas ; agissez avec eux comme nous avons agi avec les juifs, avec les Italiens ; ayez des égards pour leurs muftis et leurs imams comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques. Ayez pour les cérémonies que prescrit l'Alcoran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et de Jésus-Christ.

« Les légions romaines protégeaient toutes les religions. Vous trouverez ici des usages différents de ceux d'Europe : il faut vous y accoutumer.

« La première ville que nous rencontrerons a été bâtie par Alexandre. Nous trouverons à chaque pas des souvenirs dignes d'exciter l'émulation des Français. »

Quelques vivats seulement, le vent est trop fort, la mer trop grosse.

Le 30 juin, en pleine tempête, la Junon est de retour.

Le consul Magallon réussit à monter à bord de l'Orient malgré les vagues qui poussent la chaloupe contre la coque. Il parle à Napoléon en se tenant aux cloisons de sa cabine. Une escadre anglaise forte de plus de dix navires vient de quitter Alexandrie. Elle doit rôder, attendre le convoi français.

Napoléon monte aussitôt sur le pont. Il devine au visage de l'amiral Brueys que celui-ci est inquiet. Nelson n'est pas loin. La tempête interdit un débarquement dans les heures prochaines.

Il faut attendre, dit Brueys qui insiste.

- Amiral, nous n'avons pas de temps à perdre. La fortune ne me donne que trois jours. Si je n'en profite pas, nous sommes perdus. Être grand, c'est dépendre de tout. Pour ma part, je dépends des événements dont un rien décide.

Ordre est donné de débarquer dans la baie du Marabout, à l'ouest d'Alexandrie.

Depuis l'Orient, Napoléon voit des chaloupes chargées de troupes se renverser. Il entend les cris des soldats dont la plupart ne savent pas nager.

C'est le moment le plus périlleux. Napoléon marche sur le pont, les mains derrière le dos. L'anxiété l'a saisi et l'impatience le tenaille.

À quatre heures de l'après-midi, le 1er juillet 1798, il embarque sur une galère maltaise afin d'approcher de la côte. Puis il saute dans une chaloupe et, à une heure du matin, il atteint le rivage.

Cette terre enfin !

Il l'arpente, donne ses premiers ordres. La nuit est claire. Les troupes continuent de débarquer. Il se sent à nouveau calme et déterminé. Il s'allonge. Il va dormir sur la terre où marcha Alexandre.

À trois heures du matin, il se réveille, passe en revue les troupes. Les soldats sont trempés. Il scrute les visages puis donne l'ordre aux divisions Kléber, Menou et Bon de marcher vers Alexandrie.