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« Mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple... Tous les hommes sont égaux devant Dieu. L'intelligence, les vertus et la science mettent seules la différence entre eux... Aucun Égyptien ne sera désormais exclu des charges et tous pourront parvenir aux dignités les plus élevées... par ce moyen le peuple sera heureux... Cadis, cheiks, imams, tchorbadjis, dites au peuple que les Français sont aussi de vrais musulmans. Ce qui le prouve, c'est qu'ils ont été à Rome la Grande et ont détruit le trône du pape, qui incitait sans cesse les chrétiens à faire la guerre aux musulmans ; qu'ils sont allés dans l'île de Malte et en ont chassé les chevaliers qui s'imaginaient que Dieu voulait qu'ils fissent la guerre aux musulmans... Heureux, oui, heureux les Égyptiens qui s'uniront promptement à nous... Mais malheur à ceux qui se joindront aux Mamelouks.

« Que Dieu conserve la gloire du sultan ottoman, que Dieu conserve la gloire de l'armée française ! Que Dieu maudisse les Mamelouks et rende heureux le sort de la nation égyptienne.

« Écrit au quartier général d'Alexandrie, le 13 Messidor de l'an VI de la République (1er juillet 1798) ou fin Moharram 1213 de l'Hégire. »

Il voit le sourire de Bourrienne et ceux des officiers qui répètent en se moquant : « Les Français sont aussi de vrais musulmans. » Il s'emporte. Que savent-ils de la manière de gouverner les hommes ? Il veut révolutionner et républicaniser l'Égypte, désarmer les préventions de ses habitants, en faire des alliés. Cette proclamation, il se l'avoue, « c'est du charlatanisme, mais du plus haut » ! Comment se faire entendre des hommes si on ne joue pas la musique qu'ils connaissent ? Il n'y a qu'un seul autre moyen : les armes, et donc la peur qu'elles procurent.

Le 2 juillet, de grand matin, Napoléon passe les troupes en revue. La chaleur est déjà torride. Il faut que les hommes marchent malgré la soif. Il faut qu'ils se mettent en route avec à leur tête les généraux Desaix et Reynier.

Il se dirige vers un groupe de soldats, qui, après avoir été captifs des Bédouins, se sont enfuis ou ont été libérés. Ils baissent la tête. Puis certains se mettent à parler : ils racontent ce qu'ils ont vu : torture, mutilations. L'un d'eux pleure, le corps secoué par des sanglots. Les Bédouins l'ont sodomisé.

- Grand benêt, te voilà bien malade, lance Napoléon. Tu as payé ton imprudence. Il fallait rester avec ta brigade. Remercie le ciel d'en être quitte à si bon marché. Allons, ne pleure plus.

Mais l'homme ne cesse pas de sangloter. Napoléon s'éloigne, passe à nouveau devant le front des troupes. Il faut aller vite à la bataille avant que la peur et le doute ne désagrègent l'armée. Il faut pousser ces hommes en avant pour qu'ils restent debout, sinon ils s'effondreront ici. Il faut que la frayeur d'être pris, torturés, humiliés, les pousse à vaincre.

Tout organiser, tout prévoir, tout diriger.

Dans la chaleur qui rend chaque geste pénible et oppresse au point qu'on croit ne plus pouvoir respirer, Napoléon ne cesse de bouger, il dicte en marchant. Il inspecte les défenses d'Alexandrie puisqu'il va quitter la ville et rejoindre l'armée afin de livrer bataille. Il parcourt le « bazar », regarde ces femmes qui n'ont de voilé que leur visage. Il contrôle l'approvisionnement des unités, le nombre des chevaux. Il met sur pied une administration civile.

La nuit, l'atmosphère est si étouffante qu'il ne dort pas.

Il se lève, appelle un aide de camp. Se souvient-il de ce sergent qui fut l'un des premiers à franchir les fortifications et qu'il a vu combattre depuis la colonne de Pompée ? Qu'on le décore. Puis il pense à la flotte. Qu'ordonner à l'amiral Brueys ? De rester dans la rade d'Aboukir, ou bien de gagner Malte ou Corfou, ou encore d'essayer d'entrer dans le port d'Alexandrie ? Nelson, à l'évidence, va revenir avec son escadre. Napoléon hésite. Brueys estime pouvoir se défendre à Aboukir si on l'attaque. Il manque d'eau pour rejoindre Malte ou Corfou. Quant au port d'Alexandrie, les navires risquent de s'y échouer.

Un point d'inquiétude dans la tête de Napoléon. Il sent qu'il ne contrôle pas le destin de l'escadre. Mais il n'est pas marin. Il doit faire confiance. Et cependant il n'aime déléguer ni le pouvoir, ni les responsabilités.

Le 7 juillet, un brouillard rougeâtre masque le soleil. L'air est chargé de poussière brûlante. Le Khamsin, le vent du Sud, a commencé à souffler. Il faut pourtant partir vers Damanhour, à travers le désert. Napoléon chevauche en tête de son état-major et des hommes de l'escorte et du quartier général. Les savants Monge et Berthollet se sont joints à la troupe. Il est cinq heures de l'après-midi. Il sent sur son visage ces mille grains de poussière qui le frappent. Il souffre dans tout son corps, comme tous les soldats de Desaix et de Reynier, qui ont traversé le désert caillouteux et torride. Des hommes se sont suicidés. Les citernes qui devaient jalonner la route étaient souvent vides car le canal que longeaient les troupes était à sec. Les yeux brûlés, les lèvres tailladées par la chaleur, sans eau, avec ces uniformes de laine, le ventre vide, car on ne trouve rien dans les villages, les traînards ont été assassinés, torturés. Desaix a envoyé des appels au secours. Les hommes deviennent fous.

Napoléon chevauche toute la nuit, dépassant les divisions Bon et Vial qui font aussi route vers Damanhour.

Ces hommes qui marchent dans la nuit, il les voit. Il imagine leur souffrance et leur peur. Il sait que les soldats grognent, s'en prennent à leurs officiers, accusent les Directeurs de les avoir déportés ici pour se débarrasser de « leur » Bonaparte. Mais ils s'en prennent même à celui-ci. Pourquoi n'a-t-il pas prévu des gourdes d'eau ? Ils se souviennent de l'Italie. Qu'en ont-ils à foutre, des six arpents de cette terre-ci que le général leur a promis ?

Mais ces hommes sont avec lui dans le désert. Et ils n'ont comme lui qu'une issue : vaincre. Donc, il faut qu'ils marchent. Il doit les faire avancer. Il doit faire respecter la discipline. Les sauver, maintenant, c'est les pousser en avant.

À huit heures, il est à Damanhour.

Il entre dans la cahute obscure où l'attendent les notables. On lui offre un pot de lait et des galettes de froment. Il dit quelques mots, mais ce sont les visages des généraux qui le frappent. Certains sont furibonds, d'autres las et désespérés.

Il faut d'abord que Napoléon se taise pour qu'ils puissent parler. Cette aventure est sans espoir, dit l'un. Les hommes deviennent fous, ajoute un autre. Ils perdent la vue. Ils se tuent. Ils ne peuvent plus combattre.

Napoléon s'approche d'eux. Il ne dit rien, mais les regarde, puis leur annonce qu'il faut poursuivre la marche vers Ramanieh sur le Nil. Il faut briser les Mamelouks de Mourad Bey. Commander, s'est s'obstiner.

On repart le 9.

Mêmes souffrances, puis, tout à coup, après les mirages, c'est le Nil.

Napoléon voit les rangs se défaire, les dragons et les fantassins se jeter avec leurs armes dans l'eau du fleuve, boire, et il voit des corps partir au fil du courant, morts d'avoir trop bu, morts du choc et de l'épuisement. Au bord du fleuve s'étendent des champs de pastèques, dont les hommes se gavent.

Il les observe. Ils sont arrivés jusque-là malgré l'épuisement, le dégoût, le mécontentement, la mélancolie, le désespoir d'hommes que rien, après les campagnes d'Italie, ne préparait à cet autre monde, à cette violence du pays.

Ils l'ont fait parce qu'il l'a voulu. Et maintenant il faut qu'ils se battent.

À trois heures, le 11 juillet, il les passera en revue.

Il se fait annoncer par un roulement de tambour. Il chevauche lentement. Ils ont brossé leurs uniformes. Leurs armes brillent.

Napoléon s'arrête devant chacune des cinq divisions. Il convoque les officiers. Il se cambre. Tous les regards sont tournés vers lui, le portent.