- Je vous préviens, lance-t-il, que nous n'avons pas achevé nos souffrances : nous aurons des combats à soutenir, des victoires à remporter et des déserts à traverser. Enfin nous arriverons au Caire où nous aurons tout le pain que nous voudrons !
En s'éloignant, il entend les voix des officiers qui répètent ces mots à leurs hommes. Il entend des chants qui s'élèvent.
Ils vont se battre et vaincre.
Au lever du soleil, il donne l'ordre aux corps de musique de jouer La Marseillaise. Il voit sur la ligne d'horizon s'avancer la cavalerie mamelouk. Certains portent des casques dorés, d'autres des turbans. Leurs riches tuniques brillent. Chaque Mamelouk dispose d'une carabine, de pistolets, du djerids - un javelot - et de deux cimeterres.
Napoléon rassemble ses aides de camp. Il veut que les divisions forment des carrés. Les officiers s'étonnent. C'est la première fois que cette disposition est utilisée.
Que savent-ils ? C'est une tactique qu'Autrichiens et Russes ont déjà employée contre les Ottomans. Mais jamais l'armée française ne l'a mise en œuvre. Il répète ses ordres. Sa fatigue a disparu. Il fait disposer les canons aux angles des carrés, comportant chacun six rangées de fantassins. Au centre, on placera les équipages, « les ânes et les savants », lance quelqu'un.
Il faut qu'aucun des carrés ne soit ébréché par une charge.
Et en effet, les Mamelouks, toute une matinée, vont se briser contre ces « hérissons », puis ils s'enfuient.
Les morts qu'on dépouille sur le champ de bataille de Chebreis ont, sous leurs tuniques, des bourses remplies d'or. Ils portent tout leur trésor sur eux. Les soldats commencent à les dépouiller.
Mais à peine deux ou trois heures ont-elles passé que Napoléon donne l'ordre du départ.
Il traverse cet enfer de chaleur dans lequel les hommes se traînent. Il voit des soldats s'effondrer, d'autres qui s'écartent sont décapités par les Bédouins qui brandissent leur tête puis s'enfuient. On brûle des villages. On pille. Enfin on atteint Embabeh, à deux heures de l'après-midi, le 21 juillet, après une marche harassante. La chaleur est intense. Au loin, à droite, Napoléon aperçoit les pyramides, et à gauche, les minarets et les dômes du Caire.
Il reste d'abord seul, figé, le regard allant des pyramides aux minarets, puis au Nil. Ici, il est dans le berceau même de l'Histoire. Il se souvient de ses nuits à Valence, lorsqu'il lisait fiévreusement les livres racontant les exploits antiques ou évoquant l'histoire de ces peuples fondateurs.
Il est là, non pas voyageur comme le fut Volney, comme tant d'autres qui l'ont fait rêver, mais conquérant.
Il appelle les généraux. Ils se rassemblent autour de lui. Les divisions formeront le carré, commence-t-il. Mais cependant qu'il parle, il sent qu'il faudrait donner à ces hommes la conscience du moment qu'ils vivent.
- Allez, dit-il enfin, et pensez que du haut de ces monuments - il montre les pyramides - quarante siècles vous observent.
Il voit les premières charges mamelouks s'émietter sur les carrés. Il voit les divisions se mettre en mouvement pour couper les Mamelouks des fortifications d'Embabeh. Il entend les canons qui tirent à la mitraille, puis les cris des soldats qui prennent d'assaut les fortifications.
Il imagine le carnage. Il voit les soldats se précipiter sur les cadavres des Mamelouks et les dépouiller. Là, dans un duel solitaire, un lieutenant français affronte un Mamelouk à grands coups de sabre. Ici, les Mamelouks se jettent dans le Nil et fuient.
C'est la victoire. Il passe à cheval près des fourgons de Mourad Bey que fouillent les soldats. Il voit des soldats qui repêchent avec leur baïonnette afin de les dévaliser les cadavres des Mamelouks que le courant emporte. Puis, tout à coup, la nuit tombe.
Il marche seul. Il a vaincu. Ici, sous le regard des siècles. Il regarde au loin la ville du Caire éclairée par les incendies que des pillards bédouins ou fellahs ont allumés. Les Mamelouks ont mis le feu à plus de trois cents navires. Le ciel est embrasé, et les pyramides surgissent de la nuit, rouges.
Couleur du sang.
Il se sent las.
Il ne rentre pas encore au Caire. Il attend sans impatience, comme si, cette victoire acquise, il se trouvait devant un vide. Il pénètre dans la maison de campagne de Mourad Bey à Gizeh. Il parcourt les vastes pièces meublées de divans recouverts de soieries lyonnaises bordées de franges de fil d'or. Il se promène seul dans le jardin parmi les arbres d'essences diverses, il s'assied sous une tonnelle couverte de vignes aux grappes abondantes et lourdes.
La solitude lui pèse.
Après l'impatience, les marches forcées, toute cette tension, il est saisi par la mélancolie. Il pense à Joséphine. Il appelle Junot. Il a besoin de parler d'elle, de se rassurer, parce que la jalousie revient, qu'il doute, qu'il veut à la fois qu'on l'éclaire et qu'on le laisse dans son aveuglement. Mais Junot s'exclame. Il est temps, en cette soirée de victoire, d'affronter la vérité. Un vainqueur comme le général Bonaparte peut-il accepter d'être trompé ?
Napoléon bondit. Il revoit tout à coup cet officier, un jeune homme que les Arabes avaient capturé sur la route du Caire et que ses ravisseurs se proposaient de libérer contre une rançon. Il avait refusé. Et les Arabes l'avaient immédiatement abattu d'une balle dans la tête. Napoléon avait regardé, puis avait continué sa route. On ne pouvait pas céder ainsi au chantage. Il est cet officier dont on vient de s'emparer. Junot, en parlant, lui brûle la cervelle. Joséphine l'a trahi, dit-il, et il énumère les noms des amants qu'elle a affichés aux yeux de tous. Bonaparte ne se doutait-il de rien ?
Napoléon renvoie Junot, reste longtemps dans le jardin. Puis la fureur le gagne, il rentre dans la maison, renverse les bibelots, se heurte à Bourrienne qui accourt. Il le regarde. On ne peut faire confiance à personne. On est seul. « Vous ne m'êtes point attaché, crie-t-il. Les femmes... »
Le souffle lui manque. Il dit d'une voix sourde : « Joséphine. » Il reconnaît enfin Bourrienne.
- Si vous m'étiez attaché, reprend-il, vous m'auriez informé de tout ce que je viens d'apprendre par Junot : voilà un véritable ami.
Il rugit. Sa voix se brise.
- Joséphine... Et je suis à cent lieues... Vous deviez me le dire ! Joséphine, m'avoir trompé, elle...
Il s'éloigne. Il voudrait frapper.
- Malheur à eux. J'exterminerai cette race de freluquets et de blondins ! Quant à elle, le divorce, oui, le divorce, un divorce public, éclatant ! Il faut que j'écrive, je sais tout...
Il se tourne vers Bourrienne.
- C'est votre faute ! Vous deviez me le dire.
Il entend vaguement Bourrienne qui parle de victoire, de gloire.
- Ma gloire ! Eh ! Je ne sais ce que je donnerais pour que ce que Junot m'a dit ne fût pas vrai, tant j'aime cette femme ! Si Joséphine est coupable, il faut que le divorce m'en sépare à jamais ! Je ne veux pas être la risée de tous les inutiles de Paris. Je vais écrire à Joseph ; il fera prononcer le divorce !
Des officiers entrent dans le jardin. Ils ont appris qu'on y trouve de la vigne, des raisins.
Napoléon se tient à l'écart cependant que joyeusement ils font la vendange. Il a la tête vide. Il ne ressent plus rien, la colère l'a épuisé.
Un courrier reste longtemps devant lui sans qu'il le voie. L'officier raconte que les deux compagnies d'infanterie, clique en tête, sont entrées comme prévu au Caire en compagnie d'une délégation venue apporter la reddition de la ville.
- Pas une âme le long du chemin, dit-il. Seulement le hululement des femmes qui retentissait dans tous les harems.
Les harems ? Napoléon lève la tête et renvoie brutalement le courrier.