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Il ne s'installe au Caire, dans le palais de Mohammed el Elfi, sur la place Esbekieh, que le 24 juillet.

On se presse autour de lui. Il doit organiser encore. Il constitue un Divan, un conseil, composé d'ulémas - les chefs religieux - de la mosquée d'Al Azhar. Il dicte tout le jour, puis le lendemain encore.

Il organise des unités de police à partir des anciennes milices ottomanes.

Parfois, il s'interrompt au milieu d'une phrase, comme si tout à coup le vide se recréait, puis il reprend. Il faut mettre fin aux pillages des maisons des Mamelouks par les Égyptiens et les soldats. Il étend le principe du Divan à l'ensemble des territoires conquis. Les heures passent. Des commerçants se présentent. Ils comptent rouvrir leurs boutiques. C'est déjà la nuit du 25 juillet. Il est à nouveau seul. Le vide.

Il écrit à Joseph :

« Je peux être en France dans deux mois : je te recommande de mes intérêts. J'ai beaucoup de chagrins domestiques car le voile est entièrement déchiré. Toi seul me restes sur terre. Ton amitié m'est bien chère ; il ne me reste plus pour devenir misanthrope qu'à la perdre et te voir me trahir. C'est une triste position que d'avoir à la fois tous les sentiments pour une même personne dans un même cœur... Tu m'entends ? »

Oui, Joseph comprendra. Oui, Joseph doit lui aussi savoir depuis longtemps ce qu'il en est de Joséphine.

« Fais en sorte, continue Napoléon, que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris, soit en Bourgogne. Je compte y passer l'hiver et m'y enfermer. »

Il se lève, va jusqu'à la fenêtre. La nuit est déchirée par les aboiements ininterrompus des chiens errants qui vont par bandes dans les rues vides. Napoléon retourne à sa table.

« Je suis ennuyé de la nature humaine, écrit-il. J'ai besoin de solitude et d'isolement. Les grandeurs m'ennuient. Le sentiment est desséché, la gloire est fade. À vingt-neuf ans, j'ai tout épuisé, il ne me reste plus qu'à devenir franchement égoïste ! »

Il hésite.

Il pense à ces soldats dont il a vu les corps mutilés, dépecés, brûlés, à ceux dont les Mamelouks montraient la tête tranchée d'un coup de cimeterre.

Il relit sa phrase, puis il ajoute :

« Je compte garder ma maison. Jamais je ne la donnerai à qui que ce soit. Je n'ai plus que de quoi vivre ! Adieu mon unique ami, je n'ai jamais été injuste envers toi ! »

Il ne dort pas. Il hait ces nuits bruyantes, ces chiens qui hurlent. Il commence un rapport au Directoire : « Il est difficile, écrit-il, de voir une terre plus fertile et un peuple plus misérable, plus ignorant et plus abruti. »

Il devine qu'il ne pourra séduire ce peuple. Il est trop différent. Ces ulémas, il le perçoit à mille signes, n'ont pas été dupes de ses déclarations en faveur de leur religion. Il ordonne que la population livre toutes ses armes. Il craint une révolte. Et cette inquiétude le tend à nouveau. Pour l'instant, quels que soient ses souhaits pour le futur, il est dans cette ville. « Le Caire, note-t-il pour le Directoire, qui a plus de trois cent mille habitants, a la plus vilaine populace du monde. » Chaque jour il doit prendre des dizaines de décisions, faire face. Il écrit au général Menou, qui commande le delta, le 31 juillet :

« Les Turcs ne peuvent se conduire que par la plus grande sévérité ; tous les jours, je fais couper cinq ou six têtes dans les rues du Caire. Nous avons dû les ménager jusqu'à présent pour détruire cette réputation de terreur qui nous précédait : aujourd'hui, au contraire, il faut prendre le ton qui convient pour que ces peuples obéissent ; et obéir, pour eux, c'est craindre. »

Le 13 août, il est assis sous sa tente, près de Salheyeh, au bord du désert du Sinaï. Il hésite aller au-delà. Il interroge ses officiers. Peut-on rejoindre Ibrahim Bey, qui s'est enfui vers la Syrie et que l'on poursuit depuis une dizaine de jours ? Ils n'ont pas le temps de répondre. Des courriers arrivent, haletants. Le 1er août, expliquent-ils, la flotte de Nelson a détruit dans la baie d'Aboukir la flotte de l'amiral Brueys. Seuls quelques navires ont pu échapper au désastre. La mer rejette encore des cadavres de marins. L'Orient a explosé et le bruit et la secousse ont été entendus jusqu'à Alexandrie. Brueys est mort.

Un silence accablé s'installe. « Nous sommes prisonniers », lance à haute voix un officier.

Napoléon se dresse. Il dit d'une voix forte : « Brueys a péri, il a bien fait. »

Puis il se met à marcher sous la tente devant les officiers sans les quitter des yeux.

- Eh bien, Messieurs, reprend-il d'un ton résolu, nous voilà dans l'obligation de faire de grandes choses !

Il s'approche d'eux.

- Nous les ferons ! De fonder un empire. Nous le fonderons. Des mers dont nous ne sommes pas maîtres nous séparent de la patrie, mais aucune mer ne nous sépare ni de l'Afrique, ni de l'Asie.

Il les dévisage. La plupart baissent les yeux.

- Nous sommes nombreux, nous ne manquerons pas d'hommes pour recruter nos cadres. Nous ne manquerons pas de munitions de guerre, nous en aurons beaucoup : au besoin, nous en fabriquerons.

Les officiers rient nerveusement alors qu'il sort de la tente et regarde au loin.

33.

Il rentre au Caire.

Lorsqu'il paraît, ce 14 août 1798, dans la grande salle de réception de son palais de la place Ezbekieh, le silence s'établit aussitôt. On n'entend que le bruit de l'eau de la fontaine monumentale qui occupe le centre de la pièce.

Il devine les questions qui sont sur toutes les lèvres, celles des officiers, ou celles des beys et des ulémas. Les visages de ces derniers sont impassibles et pourtant il lit dans leurs yeux la jubilation. Le désastre d'Aboukir est connu de tous.

On le guette. Il s'assied. Il faut qu'il se montre serein. Il fait un signe.

Ses domestiques s'affairent autour des sept cafetières qui sont sur le feu. Il offre le café et le sucre. Il s'enquiert de la fête du Nil qui doit être célébrée le lendemain 15 août, de celle qui doit marquer l'anniversaire de la naissance de Mahomet. Savent-ils qu'il est né un même jour, il y a vingt-neuf ans ?

Il dit, cependant que les notables musulmans boivent lentement leur café en l'observant : « J'espère établir un régime fondé sur les principes de l'Alcoran, qui sont les seuls vrais et qui peuvent faire le bonheur des hommes. »

Il se lève. L'entretien est terminé. Il raccompagne ses visiteurs jusqu'aux vastes escaliers de marbre, d'albâtre et de granit d'Assouan.

Berthier et Bourrienne sont restés dans la pièce. Ils n'osent parler. Ils le suivent alors qu'il parcourt les salles du palais dont le propriétaire, Mohammed Bey et Elfi, s'est enfui en Haute-Égypte. Ce palais est le seul du Caire qui comporte des vitres aux fenêtres et une salle de bains à chaque étage.

Napoléon s'arrête.

Même ses officiers les plus proches ne le comprennent pas. Qu'imaginent-ils ? Qu'il s'est converti à l'islam ? Lorsqu'il a voulu recevoir les membres du divan habillé en Turc avec une tunique à l'orientale et un turban, Bourrienne et Tallien, qui vient d'arriver en Égypte, se sont récriés. Et il a cédé, remis sa redingote noire serrée jusqu'au cou. Il fallait choisir entre désorienter ses soldats et peut-être séduire les Égyptiens. Les esprits ne lui ont pas paru prêts. Mais il ne veut pas renoncer. Il envisage de créer des unités de militaires dans lesquelles serviront des Noirs achetés en Haute-Égypte, des Bédouins, des anciens serviteurs des Mamelouks. Cette armée serait ainsi à l'image du pays, de l'empire qu'il rêve encore de constituer. Et il réglerait le problème des effectifs, alors que l'armée actuelle s'amenuise, que les malades s'entassent dans les hôpitaux et que la peste frappe les villes côtières.