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Il est celui qui a permis cela.

Il rentre dans son palais. Les rues autour de la place Ezbekieh se sont transformées depuis quelques semaines. Des cafés se sont ouverts, tenus par des chrétiens du Caire. Une foule grouillante se presse devant des échoppes. Les soldats en vadrouille sont nombreux, achetant des poulets, des moutons, échangeant ce qu'ils ont parfois pillé lors de leurs opérations contre les Bédouins. Nombreux sont ceux qui sont accompagnés de femmes, de tous âges, qu'ils achètent aussi. Elles ont revêtu des habits européens. Elles s'exhibent, fièrement.

Autour de lui, parmi ses proches, c'est la même recherche du plaisir. Elle l'irrite et elle le blesse. Eugène de Beauharnais se montre ainsi en compagnie d'une jeune femme noire dont le corps élancé attire tous les regards.

Certains soirs, lorsque Napoléon se retrouve seul, au milieu de la nuit, le souvenir de ces femmes le hante. Il ressent le besoin d'un corps près de lui, dans cette chaleur moite qui incite à la débauche. Des prostituées innombrables racolent aux abords du palais. Il ne réussit pas à dormir. Les aboiements des chiens lacèrent la nuit. Il a donné des ordres pourtant, afin que l'on détruise tous ces chiens qui se rassemblent en bandes. On les a, lui a-t-on rapporté, encerclés sur la grande place, abattus par dizaines, mais des centaines d'autres sont insaisissables.

Tout à coup il a un sentiment d'impuissance, l'amertume l'envahit. Lui aussi, comme ses officiers et ses soldats, il se sent prisonnier.

Les cheiks lui ont présenté des femmes. Il les a trouvées trop grasses, trop vieilles, masses de chair huileuse. Il s'est senti humilié. Et le souvenir de Joséphine a avivé sa colère contre elle.

Un soir, le cheik El Bekri a poussé vers lui une jeune fille de seize ans. Il a passé des nuits avec elle. Mais qu'est-ce qu'une femme qui ne sait que subir ? Elle l'a satisfait et ennuyé. Et il s'est senti plus seul. Après quelques semaines, il l'a renvoyée. Il est ressorti en compagnie de ses aides de camp qui fréquentent le Tivoli. C'est lui, qui a voulu qu'on ouvre ce théâtre à la française. On y trouve des pistes de danse, des salles de jeu, et même une bibliothèque. Les quelques femmes qui ont suivi l'expédition y font assaut de séduction, courtisées par les officiers.

Il s'installe à une table. Il fait du regard le tour de l'assistance. Eugène de Beauharnais et Junot lui ont parlé de cette jeune femme blonde, épouse d'un lieutenant Fourès, séduisante et gaie. Elle est là. Il la fixe durant toute la soirée. Il la veut. Elle lui est nécessaire. Elle ne cesse de se tourner vers lui. Il ressent pour la première fois depuis des mois un désir qui l'obsède et efface toute autre pensée.

Il sait que tout le monde a remarqué son attitude. On chuchote, on montre Pauline Fourès. Il ne s'en soucie pas. Il veut. Donc, il doit obtenir.

Il n'a aucun doute qu'elle cédera. À la façon dont elle a répondu à ses regards, il sait qu'elle est prête à lui céder. Il se renseigne. Elle a vingt ans. Elle a été modiste. Elle a suivi son mari déguisée en soldat. Ses cheveux blonds, dit-on, sont si beaux, si longs, qu'ils peuvent lui servir de manteau.

Il dicte un ordre : « Il est ordonné au citoyen Fourès, lieutenant au 22e régiment de chasseurs à cheval, de partir par la première diligence de Rosette pour se rendre à Alexandrie et de s'y embarquer... Le citoyen Fourès sera porteur de dépêches qu'il n'ouvrira qu'en mer, dans lesquelles il trouvera ses instructions. »

Ainsi agissent les rois.

N'est-il pas devenu l'égal d'un souverain ?

Elle cède. Il l'installe dans une maison proche du palais, place Ezbekieh. Il se promène avec elle en calèche. Il sait qu'on l'appelle Clioupâtre, ou « notre souveraine de l'Orient ». Il se repaît de son corps, de sa spontanéité joyeuse, de son bavardage. Elle est sa Bellilote, puisque c'est là son surnom. Et lorsque le lieutenant Fourès revient, parce que les Anglais, après avoir saisi le navire sur lequel il partait, l'ont libéré pour créer un conflit avec Napoléon, elle divorce. Il suffit d'un mot. Elle est la première femme avec qui il se conduit en maître. Il n'est plus le jeune général qu'une femme d'expérience séduisait par ses manœuvres autant que par son charme et qui lui imposait sa loi. C'est lui, désormais, qui ordonne. Et c'est comme si Bellilote lui révélait que c'est ainsi qu'il aime être. Qu'avec les femmes aussi, il faut se conduire en conquérant. Elle le libère de cette soumission volontaire qui, durant des années, avait fait de lui le soupirant éploré de Joséphine. Fini, cela.

Pourquoi n'épouserait-il pas Bellilote ? pense-t-il parfois. Car il va divorcer de Joséphine. Il ressent pour elle de la rancune. C'est finalement si simple, si gai d'aimer une femme comme Bellilote !

Si elle lui donnait un enfant, il n'hésiterait pas à s'unir à elle. « Mais que voulez-vous, dit-il à Bourrienne, la petite sotte n'en peut pas faire. »

Serait-ce le moment, d'ailleurs ?

Cette femme le distrait, le satisfait, l'équilibre. Elle préside les dîners, est présente à ses côtés. Les aides de camp lui font escorte. Eugène de Beauharnais s'est insurgé. Il est le fils de l'épouse légitime, a-t-il lancé. Napoléon n'a pas répondu, mais l'a dispensé de ce service. Il ne peut en vouloir à Eugène, bon soldat, aide de camp dévoué. Et Napoléon se refuse à ce que sa vie privée empiète sur les devoirs et les responsabilités de sa charge.

Joséphine n'a jamais réussi à le faire renoncer à ce qu'il devait faire. Comment Bellilote le pourrait-elle ?

Une femme peut éclairer ou assombrir son destin mais ce n'est pas une femme qui peut être ce destin.

Il a dû réprimer la révolte d'une partie de la population du Caire. Les hommes ont tué, saccagé, pillé, avec une furie aveugle. Il a fallu pour les réduire ouvrir le feu sur la mosquée Al Azhar. Le général Dupuy a été assassiné, l'aide de camp Sulkowski est tombé à son tour, alors qu'il effectuait une reconnaissance hors du Caire.

- Il est mort, il est heureux, lance Napoléon.

Une fureur intérieure, que seules sa pâleur et sa nervosité révèlent, l'habite.

- Je suis surtout dégoûté de Rousseau, lance-t-il. L'homme sauvage est un chien.

Près de trois cents Français ont été tués, et sans doute deux à trois mille insurgés ont péri. Il faut maintenant sévir, ordonner qu'on tranche les têtes dans la citadelle et que les corps décapités soient jetés dans le Nil, cependant que les soldats pillent et molestent, tuent.

Et il faut alors retenir le bras vengeur, s'opposer aux officiers et aux soldats qui veulent « livrer sans exception au trépas ceux dont les yeux avaient vu se replier des compagnies de Français ».

Voilà ce que demandent les troupes et qu'il faut refuser, parce qu'on ne peut seulement tenir un peuple par la terreur. Ne l'ont-ils pas compris ? Napoléon reçoit les notables au lendemain de la révolte. Ils s'agenouillent. Il les dévisage. Ces hypocrites jouent la soumission alors qu'ils ont excité le peuple à s'insurger.

- Chérifs, ulémas, orateurs des mosquées, leur dit-il ; faites bien connaître au peuple que ceux qui, de gaieté de cœur, se déclareraient mes ennemis n'auront de refuge ni dans ce monde ni dans l'autre... Heureux ceux qui, de bonne foi, sont les premiers à se mettre avec moi...

Il les fait se relever.

- Il arrivera un jour où vous serez convaincus que tout ce que j'ai fait, poursuit-il, et tout ce que j'ai ordonné, m'était inspiré par Dieu. Vous verrez alors que, même si tous les hommes se réunissaient pour s'opposer aux desseins de Dieu, ils ne pourraient empêcher l'exécution de ses arrêts, et c'est moi qu'il a chargé de cette exécution...