Il pleut encore. Les troupes qu'il rejoint avancent lentement vers Jaffa. Il devine leur fatigue, leur lassitude. Les hommes, soldats et officiers, répugnent à s'éloigner davantage encore de la France, et même de l'Égypte où ils ont pris leurs habitudes. Pour quel but ? Briser l'armée turque ? Pourquoi ne pas attendre qu'elle vienne sur le Nil ? Pourquoi faut-il la débusquer ? Faudra-t-il prendre chaque ville au terme d'un combat ? À quoi cela sert-il d'avoir loué Mahomet, appelé les Arabes à se joindre à l'armée, alors que partout ils se dressent, barbares, déterminés, cruels ?
Le 4 mars, voici Jaffa.
Napoléon regarde cette ville qu'il faut enlever. Elle est située sur une sorte de haut pain de sucre. Les maisons s'étagent sur les pentes, protégées par un mur d'enceinte flanqué de tours. Dans le vent froid, il dresse les plans du siège, puis, les travaux presque achevés, il se rend dans les tranchées.
Les soldats se pressent autour de lui, au pied de cette pente qu'il va falloir gravir. Il dicte à Berthier un message au gouverneur de Jaffa : « Dieu est clément et miséricordieux... C'est pour éviter les malheurs qui tomberaient sur la ville que le général en chef Bonaparte demande au pacha de se rendre avant qu'il y soit forcé par un assaut prêt à être livré. »
Napoléon suit des yeux l'officier chargé de porter le message. L'homme s'approche de l'une des portes du mur d'enceinte, on lui ouvre, on le tire à l'intérieur.
Le silence règne sur les tranchées. Tout à coup, on voit apparaître des silhouettes sur les remparts. Elles brandissent la tête de l'officier. Aussitôt ce sont des cris, les troupes s'élancent sans même en avoir reçu l'ordre.
Après, on oublie que l'ennemi est un homme.
Napoléon entend les cris, il voit le sang. Les soldats reviennent, leurs baïonnettes rougies. Ils rentrent au camp chargés de butin, poussant devant eux des femmes et des jeunes filles à vendre, qu'ils commencent à échanger contre des objets.
Napoléon s'est retiré sous sa tente. Il est comme vide. Le corps est glacé. Il reste deux à trois mille Turcs réfugiés dans la citadelle, lui dit Berthier. Il y aurait des cas de peste dans la ville. Le pillage désorganise l'armée.
Napoléon semble sortir d'un songe. Qu'on envoie deux officiers examiner la situation. Eugène de Beauharnais s'avance. Il veut être l'un d'eux. Napoléon accepte. Il a à nouveau le regard fixe.
Après quelques heures, Beauharnais revient. Il a obtenu la reddition des Turcs. Ils sont en train de se rendre, d'abandonner leurs armes.
Napoléon se dresse. Il mumure, pâle :
- Que veulent-ils que j'en fasse, que diable ont-ils fait là ?
Il convoque un conseil de guerre. Il dévisage ses officiers. Tous baissent les yeux.
- Il faut renvoyer les natifs d'Égypte chez eux, dit Napoléon. Il interroge : Que faire des autres ?
Personne ne répond. Il marche, les mains dans le dos, le corps voûté. Il se souvient de ce livre de Volney qu'il lisait à Valence, puis de ses conversations avec lui en Corse. Un conquérant de la Palestine avait fait élever une pyramide de têtes coupées pour s'emparer par la terreur du pays.
La mort de l'ennemi est une arme.
- Il faut, recommence-t-il.
Les officiers sortent. Il reste figé, glacé.
Cela va se passer dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa. On séparera les prisonniers en petits groupes. Certains essaieront de se sauver en se jetant à la mer. L'eau sera rouge. Et, quand les soldats auront épuisé les cartouches, ils frapperont à la baïonnette.
Il entend les cris des mourants qu'on égorge. Et, après quelques heures, il sent cette odeur de mort qui monte du charnier de près de trois mille corps.
Il est un conquérant de Palestine parmi les autres conquérants.
Il dicte à Bourienne, qui le regarde avec une sorte de frayeur, une proclamation destinée aux habitants de Palestine, à ceux de Naplouse, de Jérusalem et de Saint-Jean-d'Acre : « Il est bon que vous sachiez que tous les efforts humains ont été inutiles contre moi, car tout ce que j'entreprends doit réussir. Ceux qui se déclarent mes amis prospèrent. Ceux qui se déclarent mes ennemis périssent. L'exemple qui vient d'arriver à Jaffa et à Gaza doit vous faire connaître que, si je suis terrible pour mes ennemis, je suis bon pour mes amis et surtout clément et miséricordieux pour le pauvre peuple. »
Puis, d'un mouvement brusque, il chasse Bourrienne.
Il s'assied. Où est-il ? Qui est-il ? Qu'a-t-il fait ? Où va-t-il ? Il ne sait pas combien de temps il reste ainsi. Peut-être la nuit est-elle passée sans qu'il bouge, puisqu'il fait plein soleil.
Le médecin Desgenettes est devant lui. Depuis combien de temps parle-t-il de ces malades qui s'entassent à l'hôpital ? Ils ont d'énormes bubons qui surgissent à l'aine et au cou. C'est la peste. Mais Desgenettes a tenté de rassurer les hommes. Il a lui-même trempé la pointe d'un poignard dans le pus d'un malade, puis il s'est piqué l'aisselle et l'aine.
Napoléon se dresse et d'un pas résolu se dirige vers l'hôpital. Quelques officiers de son état-major le suivent, le regardant avec le même effroi que lorsqu'il a ordonné l'exécution des prisonniers.
Ces regards le justifient, l'absolvent. Il est d'une autre trempe. Ses actes ne doivent pas être jugés au mètre du quotidien des hommes. Le rôle qu'il joue, qu'il veut et va jouer dans l'Histoire justifie tout. Il ne craint pas la mort. Il la défie. Et, si elle le prend, c'est qu'il s'est trompé sur le sens de son destin.
Les pestiférés sont couchés dans la pénombre, dans une odeur infecte de cloaque. Les moindres recoins sont remplis de malades.
Napoléon marche lentement. Il interroge Desgenettes sur l'organisation de l'hôpital. Ses officiers se tiennent à quelques pas derrière lui, tentent de l'empêcher de se pencher vers chaque malade, de lui parler, de le toucher.
Le roi, à Reims, touchait les écrouelles.
Le roi était thaumaturge.
Il doit être l'égal de ces souverains. Sa peur, ses émotions n'existent pas. Il est soumis à la seule loi de son destin, il accomplit les actes que cette loi lui dicte. Il oublie ce qu'il ressent pour n'être que ce qu'il doit faire.
Il entre dans une chambre étroite de l'hôpital. Les malades y sont entassés. Un mort est là, jeté en travers d'un grabat. Il a un visage hideux à force de souffrance. Ses vêtements sont en lambeaux et souillés par l'ouverture d'un énorme bubon dont le pus s'est répandu.
Il n'hésite pas. Il saisit ce corps. Des officiers tentent de le retenir. Mais il serre ce soldat mort contre lui et le porte.
Que craint-il ? Seulement de ne pas être à la hauteur de ce qu'il doit être. La mort - la sienne, celle des autres - n'est rien.
La peste ne l'a pas atteint. Mais le destin est là, dans la baie de Haïfa : deux navires de ligne anglais, le Tigre et le Thésée, bientôt rejoints par des canonnières et des navires turcs, sont à l'ancre.
Napoléon occcupe Haïfa, à l'extrémité sud de la baie. Sur l'autre péninsule, au nord, dominant un petit port, la citadelle de Saint-Jean-d'Acre surmontée d'une grande tour.
Il contemple longuement la vaste baie, très largement ouverte sur la mer. Il connaît les hommes qui sont en face de lui. On appelle le gouverneur de Saint-Jean-d'Acre Djezzar le Boucher. Napoléon se souvient des livres de voyage de Tott, lus comme ceux de Volney à Valence. Djezzar le Boucher, racontait Tott, avait fait emmurer dans l'enceinte qu'il reconstruisait autour de Beyrouth des centaines de chrétiens de rite grec, laissant leurs têtes à découvert afin de mieux jouir de leurs tourments. Voilà l'homme qui a reçu l'aide de l'Anglais Sydney Smith. Napoléon a croisé pour la première fois Smith au siège de Toulon. Smith a fait sauter la flotte française dans la rade au moment où les troupes de la Convention, et parmi elles Napoléon, s'emparaient de la ville. Depuis, il n'a pas cessé de combattre la France. Napoléon se souvient de cette lettre reçue en 1797, peu après le 13 Vendémiaire, où Sydney Smith, emprisonné à Paris, demandait sa libération en échange de prisonniers français. Napoléon n'avait pas répondu. Peu après, il avait appris l'évasion de Smith, avec la complicité d'agents royalistes, dont un certain Le Picard de Phélippeaux.