Phélippeaux ! Il est à Saint-Jean-d'Acre, commandant l'artillerie de Djezzar le Boucher. Cela aussi est un signe.
- Phélippeaux..., commence Bourrienne.
Napoléon, d'un mouvement de tête, le fait taire. Cette rencontre, ici, sous les murailles de Saint-Jean-d'Acre, est un nœud du destin.
Tous les affrontements qu'il a eus avec Phélippeaux à l'École Militaire lui reviennent en mémoire. Ces coups de pied sous les tables du réfectoire, cette rivalité, cette haine. Voilà qu'ils trouvent leur conclusion ici.
On met le siège. On creuse des sapes pour approcher des remparts et des tours énormes construites par les Croisés. On essaie, à coups de mines, d'ouvrir une brèche. L'artillerie de siège, indispensable, qui arrivait par bateaux, a été arraisonnée par les navires de Sydney Smith. Les canons turcs balaient les positions, et Napoléon, qui assiste à leurs tirs croisés, sait que Phélippeaux dirige le feu, applique les enseignements qu'ils ont reçus ensemble.
Les assauts se succèdent, inutiles et meurtriers. Le camp français autour de Saint-Jean-d'Acre ressemble à une grande foire. On y vend du vin, de l'eau-de-vie, des figues, des pains plats, des raisins et même du beurre. Des femmes, aussi.
Il sait cela, mais l'armée peu à peu lui échappe. La discipline est de plus en plus difficile à maintenir. On lui rapporte les propos des officiers, les réticences des généraux, la colère des soldats. Bourrienne dépose sur sa table des proclamations que Sydney Smith fait jeter chaque jour du haut des murailles dans les tranchées. « Ceux d'entre vous, lit Napoléon, de quelque grade qu'ils soient, qui voudraient se soustraire au péril qui les menace doivent sans le moindre délai manifester leurs intentions. On les conduira dans les lieux où ils désirent aller. »
Napoléon, d'un geste méprisant, repousse la proclamation. Pas un soldat ne cédera à cette tentation, dit-il. Il dicte un ordre du jour à Berthier. Des centaines de chrétiens ont été massacrés à Saint-Jean-d'Acre par Djezzar le Boucher, rappelle-t-il. Qu'ont fait Smith et Phélippeaux ? Ils sont complices. Les prisonniers français sont torturés, décapités, embarqués dans des navires touchés par la peste. Il faut couper toutes relations avec les Anglais. Les démarches de Smith sont celles d'un fou, martèle-t-il.
Il faut reprendre les assauts. Caffarelli est tué. Les officiers tombent par dizaines à la tête de leurs hommes. Kléber murmure :
- Bonaparte est un général à dix mille hommes par jour !
Il doit affronter ces reproches.
Napoléon réunit les généraux. Murat fait un pas vers lui :
- Vous êtes le bourreau de vos soldats, dit-il. Il faut que vous soyez bien obstiné et bien aveugle pour ne pas voir que vous ne pourrez jamais réduire la ville de Saint-Jean-d'Acre...
Écouter. Ne pas s'emporter. Ne pas répondre.
- Au début, vos soldats étaient enthousiastes, reprend Murat, à présent il faut les forcer à obéir ! Vu leur état d'esprit, je ne serais pas étonné qu'ils n'obéissent plus du tout.
Napoléon tourne le dos, s'éloigne vers sa tente sans mot dire.
Pourquoi ces hommes ne voient-ils pas l'enjeu ? Dans Saint-Jean-d'Acre, il y a les trésors du pacha et des armes pour trois cent mille hommes.
Bourrienne est entré en compagnie de Berthier. Il les interpelle.
- Si je réussis, dit-il, je soulève et j'arme toute la Syrie qu'a indignée la férocité du Djezzar, dont vous avez vu que la population demandait la chute à Dieu, au moment de chaque assaut. Je marche sur Damas et Alep. Je grossis mon armée, en avançant dans le pays, de tous les mécontents. J'annonce au peuple l'abolition de la servitude et des gouvernements tyranniques des pachas. J'arrive à Constantinople avec des masses armées. Je renverse l'Empire turc. Je fonde dans l'Orient un nouvel et grand Empire qui fixera ma place dans la postérité. Et peut-être retournerai-je à Paris, par Andrinople ou par Vienne, après avoir anéanti la maison d'Autriche.
Il lit sur les visages de Bourrienne et Berthier que le rêve ne se partage pas, qu'il faut les entraîner en emportant chaque jour une victoire, en gardant pour soi le but ultime.
Berthier annonce que les troupes de Kléber sont en difficulté dans la région du mont Thabor, non loin de Nazareth et de Tibériade.
Laissons l'Empire d'Orient. Allons vaincre le sultan de Damas qui tente d'encercler les troupes françaises !
Napoléon mène la charge. Les Turcs s'enfuient. Certains se précipitent dans le lac de Tibériade où les soldats les poursuivent, les tuant à la baïonnette. L'eau bientôt est teintée de sang.
La victoire est complète. Napoléon marche dans les ruelles de Nazareth.
Des animaux se désaltèrent dans la vasque de pierre d'une fontaine. Napoléon s'arrête. Peut-être existait-elle déjà au temps où naissaient les religions ?
Les moines du monastère de Nazareth l'accueillent, lui offrent l'hospitalité pour la nuit. Il visite la chapelle. Le prieur parle avec gravité, montrant la colonne de marbre noir que l'ange Gabriel brisa en la touchant du talon.
Des rires s'élèvent parmi les officiers et les soldats. Napoléon, d'un regard, rétablit le silence. Ici est l'un des lieux où l'Histoire a surgi. Les chefs du village s'avancent. On chante un Te Deum pour célébrer les victoires. Les moines, la population chrétienne entourent Napoléon. Il est le continuateur des Croisés. Ils sont heureux. Les chrétiens s'imaginent libérés de leurs tyrans. Il ne les détrompe pas.
Pour combien de temps jouiront-ils de cette liberté ?
Quand il rentre au camp de Saint-Jean-d'Acre, la situation a empiré. Les assiégés ont reçu des renforts en artillerie et en hommes.
Napoléon s'isole dans sa tente.
Huit assauts ont eu lieu, en vain. Il lui a suffi de parcourir le camp pour mesurer l'épuisement des soldats, et surtout leur indiscipline. La seule bonne nouvelle est la mort de Phélippeaux.
C'est lui qu'elle a choisi de prendre, et non moi.
Mais il faut trancher. Parmi les papiers que ses aides de camp lui ont remis, il trouve une lettre du Directoire, du 4 novembre. « C'est à vous de choisir, d'accord avec l'élite de braves et d'hommes distingués qui vous entourent », lui écrit-on.
À lui de décider. Il écoute les nouvelles que rapporte de son long voyage un commerçant arrivé d'Italie. Les troupes françaises auraient repris Rome et Naples. L'homme n'en sait pas plus. Mais ces mots suffisent. Napoléon sent l'impatience le gagner. Les dés ont recommencé de rouler en Europe. L'Autriche ne peut que déclarer la guerre à la France, si Naples est tombée.
Et je suis là, dans cette nasse, à combattre des barbares avec des hommes las, mécontents, et qui ont la peste à leurs trousses.
Il faut partir, abandonner le siège et rejoindre la France.
Mais, d'abord, donner un sens à ce qui a eu lieu. Il faut que les sacrifices, la souffrance n'aient pas été exigés en vain. Alors il faut des mots, pour transformer la réalité, donner du rêve à ces hommes pour qu'ils soient fiers de ce qu'ils ont accompli.
« Soldats, vous avez traversé le désert qui sépare l'Afrique de l'Asie avec plus de rapidité qu'une armée arabe..., écrit-il. Vous avez dispersé aux champs du mont Thabor cette nuée d'hommes accourus de toutes les parties de l'Asie dans l'espoir de piller l'Égypte... Nous allons rentrer en Égypte... La prise du château d'Acre ne vaut pas la perte de quelques jours. Les braves que je devrais d'ailleurs y perdre sont aujourd'hui nécessaires pour des opérations plus essentielles... Soldats, nous avons une carrière de fatigue et de dangers à courir... Vous y trouverez une nouvelle occasion de gloire. »