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Il cherche cette victoire, vers le sud d'abord, et il installe son quartier général au pied des pyramides, pour s'apprêter à combattre Mourad Bey, toujours insaisissable.

Chaque jour, dans la chaleur cruelle, il marche sous le soleil, se forçant à attendre que les patrouilles aient repéré le campement de Mourad Bey ou ses signaux, puisque la nuit, dit-on, le sultan communique avec sa femme restée au Caire.

Le 15 juillet, un groupe de cavaliers, le visage brûlé par le sable, apporte la nouvelle : une flotte anglo-turque a débarqué des troupes, plusieurs milliers d'hommes à Aboukir.

Inutile d'écouter le reste. Voilà le signe, voilà l'instant.

Napoléon dicte des ordres. C'est la bataille qu'il attendait. Il faut avancer à marche forcée, se rassembler à Ramanyeh, puis atteindre Aboukir, découvrir que les Turcs se sont fortifiés le long du rivage.

Il faut écarter d'un revers de main les avis de prudence, faire taire ceux des officiers qui demandent qu'on attende l'arrivée de la division de Kléber.

Napoléon convoque, dans la nuit du 24 juillet, Murat. Voilà le plan d'attaque. Il faut charger, rejeter les Turcs à la mer. Napoléon n'a aucune incertitude. C'est ainsi qu'il faut agir. Il prend Murat par le bras, l'entraîne hors de la tente. La nuit est claire. L'aube se dessine.

- Cette bataille va décider du sort du monde, dit-il.

Il saisit l'étonnement de Murat qui répond :

- Au moins du sort de l'armée.

- Du sort du monde, répète Napoléon.

Il sait qu'il ne pourra quitter l'Égypte que couronné par une victoire qui effacera tous les épisodes sanglants et incertains, ne laissant dans les mémoires que des souvenirs glorieux.

Murat charge à l'aube du 25 juillet 1799 et bouscule les Turcs. Des milliers de corps rougissent la mer, là même où tant de marins français sont morts il y a un an.

Lorsque Kléber arrive, la bataille est terminée, Murat est fait général de division.

- C'est une des plus belles batailles que j'aie vues, dit Napoléon, et l'un des spectacles les plus horribles.

Kléber le réticent, le sarcastique, Kléber l'hostile s'avance.

Ce corps puissant, Napoléon le domine. Kléber tend les bras.

- Général, vous êtes grand comme le monde, dit-il, et il n'est pas assez grand pour vous.

Napoléon se laisse embrasser.

C'est le 2 août. Les derniers Ottomans qui résistaient dans le fort d'Aboukir se sont rendus l'après-midi, loques tremblantes, affamées, blessées que Napoléon a donné l'ordre de nourrir et de soigner. Puis il a envoyé deux officiers à bord du Tigre, le navire du Commodore Sydney Smith - encore lui, toujours lui -, pour négocier un échange de prisonniers.

Il est dix heures du soir. Napoléon s'est allongé. Le sommeil vient. Au loin, le bruit rythmé du flux et du reflux de la mer. Il se réveille en sursaut. L'un de ses aides de camp entre dans la tente et lui annonce que le secrétaire de Sydney Smith est avec lui et désire le voir de la part du Commodore.

Napoléon s'assied sur le bord du lit de camp, regarde l'Anglais s'avancer. C'est un homme grand, respectueux, qui dépose un paquet de journaux que Sir Smith tient à communiquer au général en chef. Il y a là La Gazette de Francfort et Le Courrier de Londres. Napoléon commence à lire, sans se soucier de la présence de l'Anglais. Les exemplaires les plus récents sont datés du 10 juin. Voilà des mois que Napoléon n'a plus de nouvelles.

Les mots, les noms le blessent. Défaites françaises en Italie, devant le maréchal Souvorov : les Russes ! En Allemagne, défaites devant l'archiduc Charles. Celui-là même qu'il avait défait. Toutes les conquêtes balayées. Le Directoire divisé allant de crise en crise.

Et je suis là, impuissant à redresser cette situation, à profiter d'elle, à saisir cet instant où tout est possible, quand cette poire est enfin mûre.

Un autre peut agir.

Il interroge l'Anglais, qui confirme les nouvelles, laisse entendre que Sydney Smith souhaite voir les Français quitter l'Égypte, qu'une négociation peut s'engager à ce sujet.

Napoléon le raccompagne jusqu'à son embarcation, puis, d'un pas rapide, revient à sa tente, reprend les journaux.

Ces hommes du Directoire ont perdu tout ce qu'il avait gagné. Victoires et morts inutiles.

Il jette les journaux sur le sol.

- Les misérables, est-il possible ! Pauvre France ! Qu'ont-ils fait ! s'exclame-t-il. Ah, les jean-foutre !

Il ne peut plus dormir. Il faut quitter l'Égypte, vite.

15 août 1799 : c'est le jour de ses trente ans. Une étape de sa vie se termine. Assise en face de lui, Pauline Fourès bavarde, insouciante, en tunique de hussard et bottes, ses cheveux longs et blonds dénoués.

Elle ne sait pas. Il faut que personne, à l'exception des quelques hommes qui vont l'accompagner, ne se doute de son départ.

Il fait mine d'écouter Bellilote. Elle évoque l'avenir. Quand se décidera-t-il à divorcer ? Elle est libre. Il lui a promis ou laissé entendre qu'il l'épouserait. Elle dit cela gaiement, sans hargne. Il hoche la tête. « Ma maîtresse, c'est le pouvoir. Ma seule passion, ma seule maîtresse, c'est la France. Je couche avec elle. » Et il n'a fait de promesse qu'à lui-même : être tout ce qu'il veut être. Tout ce qu'il sent pouvoir être.

Mais, pour cela, il faut qu'il dissimule, qu'il continue à paraître, qu'on ne devine pas qu'il est déjà loin, ailleurs, en France, à Paris, s'imposant à tous les bavards, les impuissants, les incapables, les corrompus du Directoire.

Comme à l'habitude, il se rend devant les notables du Divan. Il les salue comme un musulman. Il fait avec eux la prière. Il dit : « N'est-il pas vrai qu'il est écrit dans vos livres qu'un être supérieur arrivera d'Occident, chargé de continuer l'œuvre du Prophète ? N'est-il pas vrai qu'il est encore écrit que cet homme, ce délégué de Mahomet, c'est moi ? »

Ils n'osent pas protester. La victoire qu'il vient de remporter les a stupéfaits, anéantis. Ils sont soumis.

Napoléon s'enferme dans son palais, commence à rédiger les instructions qu'il laissera à Kléber, qu'il a choisi comme successeur. Il écrit sans relâche, des heures durant, expliquant les moyens qu'il faut utiliser pour gouverner l'Égypte. Mais si la situation devenait critique, du fait de la peste ou du manque de renforts envoyés par la France, « vous serez autorisés à conclure la paix avec la porte ottomane, quand même l'évacuation de l'Égypte devrait être la condition principale ».

Il pose la plume.

L'Égypte ne le concerne plus.

Souvent, pendant qu'il dicte un ordre, annonce qu'il va se rendre dans le delta pour une inspection, ce qui donnera le change, il s'interroge. Qui partira avec lui ? Il n'a besoin que d'hommes sûrs, dévoués corps et âme, efficaces. C'est cela qui est indispensable à un chef. Donc, ses aides de camp ; donc, sa garde personnelle. « Trois cents hommes d'élite, pense-t-il, sont une chose immense. » Bourrienne, confident et bon secrétaire, l'accompagnera comme les généraux Berthier, un chef d'état-major irremplaçable, Murat, Marmont, Andréossy, Bessières. Ils sont jeunes, fougueux, fidèles. C'est la fidélité qui compte d'abord. Il pense à Roustam Raza, ce Mamelouk que le sultan El Bekri lui a offert au retour de sa campagne de Syrie et qui, depuis, a manifesté l'attachement et la discrétion d'un esclave. Il faut un chef à un homme de cette sorte, qui n'ignore rien, peut voir et entendre le plus intime et sait le taire. Roustam viendra. Comme Monge et Berthollet, Vivant Denon, qui ont montré du courage et de la fidélité, et qui témoigneront devant l'Institut des découvertes accomplies.