Il se penche vers Joseph, l'interroge.
- Un homme compte d'abord, dit Joseph. Sieyès.
Napoléon se souvient de cet homme de cinquante ans, à la fois déterminé et prudent, un ancien prêtre. En 1789, il a rédigé ce libelle qui a donné son sens aux événements : Qu'est-ce que le Tiers État ? Puis, durant la Convention et la Terreur, il a, comme il l'a dit, « vécu ». Joseph explique que Sieyès a pris langue avec Lucien, leur frère, élu de Corse à l'assemblée des Cinq-Cents. Sieyès veut une réforme pour renforcer le pouvoir exécutif face aux deux assemblées, les Cinq-Cents et les Anciens. Il a cherché un général pour l'imposer. Lucien a été de toutes les tractations. Sieyès a pensé au général Joubert, mais il a été tué à la bataille de Novi. Le général Moreau s'est montré réservé. Napoléon imagine-t-il ce qu'il a dit en apprenant son retour en France ? Et il a prononcé cette phrase devant Lucien : « Voilà votre homme, il fera votre coup d'État mieux que moi. »
Et Bernadotte ? questionne Napoléon. Hostile, dit Joseph. Mais il est l'époux de Désirée Clary. Et peut-être cela le rendra-t-il plus compréhensif. On peut bien sûr compter sur le général Leclerc, le mari de Pauline. Et bien des troupes qui séjournent à Paris sont composées d'anciens de l'armée d'Italie. Mais l'homme important, insiste Joseph, c'est Sieyès. Quant au ministre de la Police, Fouché, il est intelligent, comme le séminariste, l'orateur qu'il fut. C'est un républicain, régicide et terroriste, le massacreur au canon des royalistes de Lyon. Son adjoint, Réal, un ancien Jacobin, est proche de Lucien. Il tient la police judiciaire.
Napoléon écoute. Mais il faut ne commettre aucune erreur. Napoléon évoque la duplicité de Fouché, un homme énigmatique, avec ses cheveux roux, ses paupières lourdes masquant ses yeux. Napoléon a bénéficié de son aide le 13 Vendémiaire, manière pour Fouché de rentrer en grâce auprès de Barras.
Il faudrait obtenir le concours de Barras. Mais comment se présenter en sauveur de la patrie, si on s'allie à l'homme qui, aux yeux de l'opinion, incarne la corruption ? Mieux vaut compter sur ce « brelan de prêtres » : Sieyès, Fouché, Talleyrand.
- Gohier, murmure Napoléon.
- Un avocat, un homme de cinquante ans, timoré, dit Joseph, mais président en exercice du Directoire.
Joseph soupire, ajoute que les époux Gohier entretiennent les meilleures relations avec Joséphine, qui est souvent leur invitée.
Joséphine, encore.
Elle n'est pas là lorsque, à six heures du matin, le 16 octobre 1799, Napoléon entre dans sa demeure de la rue de la Victoire.
Sa mère s'avance, grave, puis viennent les sœurs, Lucien. Ils attendaient. Il n'a pas besoin de les questionner. Leurs premiers mots sont pour la condamner, l'infidèle, l'intruse, l'absente. Où est-elle ? Ils disent comme à regret qu'elle a quitté Paris pour se rendre à sa rencontre, mais Joseph et Louis ont bien rencontré Napoléon, ricanent-ils. Elle, elle n'a pas trouvé son époux !
Il a pris la route du Bourbonnais, murmure-t-il.
Puis la fureur s'empare de lui. Il divorcera, qu'on fasse les malles de Joséphine, qu'on les porte dans l'entrée. Il divorcera.
Il voudrait se reposer, mais il est trop tendu, et voici déjà les premières visites. Collot, un fournisseur aux armées, que Napoléon n'a pas vu depuis les temps de l'armée d'Italie, se présente. Il veut apporter son aide. Cependant qu'il parle parviennent les premières rumeurs d'une foule qui s'est rassemblée rue de la Victoire, qui chante La Marseillaise, crie le nom de Bonaparte.
Napoléon écoute à peine Collot. Il voulait un retour discret. Il lui faut jouer le modeste encore, durant quelques jours. Il ne découvrira ses batteries qu'après s'être assuré de toutes les positions. Alors il ouvrira un feu d'enfer. Mais, pour l'heure, la retenue et la prudence s'imposent.
Collot découvre les malles de Joséphine.
- Vous voulez la quitter ? demande-t-il.
- Plus rien de commun entre elle et moi.
Napoléon se reproche cette réponse, mais sa rancœur a été plus forte que la réserve qu'il doit s'imposer.
Collot secoue la tête. Il argumente. Il ne s'agit pas, dit-il, de s'occuper de querelles domestiques.
- Votre grandeur disparaîtrait, vous n'êtes plus aux yeux de la France un mari de Molière.
Ces mots de raison, Napoléon ne peut les contester. Ils ouvrent un chemin en lui.
- Il vous importe de ne pas débuter par un ridicule, conclut Collot.
Napoléon ne peut accepter de se soumettre d'emblée à cette argumentation si forte, qu'il avait déjà développée en lui-même. Il s'emporte pour masquer son hésitation.
- Non, c'est un parti pris, dit-il. Elle ne mettra plus les pieds dans ma maison. Que m'importe ce qu'on dira !
Il s'éloigne. Il claque une porte. Il sait bien qu'il se ment. Il doit tenir compte de l'opinion. Et cependant, quand il retrouve Collot, que celui-ci insiste, se dit sûr que finalement Napoléon pardonnera, il crie :
- Si je n'étais pas sûr de moi, j'arracherais ce cœur et je le jetterais au feu.
Il ne veut plus penser à elle, mais il sait que, quoi qu'il ait dit, il n'a pas tranché. Elle est trop bien placée au centre de l'échiquier pour qu'il puisse la considérer seulement comme une épouse infidèle. Mais elle est aussi cela. Et elle est encore la femme qu'il désire.
Voici Réal, l'adjoint de Fouché, qui demande à être reçu. Prudence. On s'observe. On se sonde. Fouché, dit Réal, est prêt à soutenir un projet qui sauverait la République du double péril, jacobin et royaliste. Il est ministre de la Police générale. Il peut apporter une aide financière substantielle. Collot avait déjà offert cinq cent mille francs.
Si ces hommes risquent leur argent, c'est qu'ils croient à mon succès.
Mais il ne faut pas perdre un jour. Napoléon est reçu par Gohier, le président du Directoire. C'est donc chez cet homme-là, si médiocre, si compassé, si timoré, que Joséphine passait ses soirées. Mais il est l'autorité. Il faut le circonvenir.
- Les nouvelles qui nous sont parvenues en Égypte étaient tellement alarmantes, dit Napoléon, que je n'ai pas balancé à quitter mon armée pour venir partager vos périls...
- Général, dit Gohier, nos périls étaient grands. Mais nous en sommes glorieusement sortis. Vous arrivez à propos pour célébrer avec nous les nombreux triomphes de vos compagnons d'armes...
C'est donc cela qu'ils vont dire ! Mettre en avant les victoires des généraux Moreau, Brune, Masséna, qui ont desserré l'étau ennemi. Mais ils ne pourront pas faire taire, ou pas tout de suite, cette foule qui s'agglutine rue de la Victoire ou, le 17 octobre dans la matinée, devant le palais du Luxembourg, quand Napoléon se présente devant les Directeurs.
Napoléon a choisi d'être en civil, le corps serré dans une redingote verdâtre, un chapeau haut de forme couronnant cette tenue étrange. Il porte, attaché par des cordons de soie, un cimeterre turc.
On l'acclame alors qu'il baisse la tête. Et devant les Directeurs il garde la même attitude modeste. Il montre son arme.
- Citoyens directeurs, dit-il, je jure qu'elle ne sera jamais tirée que pour la défense de la République et celle de son gouvernement.
Il les regarde. Oseront-ils le condamner, lui reprocher d'avoir quitté l'Égypte alors qu'ils entendent la foule qui continue de crier son nom ? Ils savent bien qu'il faudra qu'on lui trouve une place dans la République. Il dévisage Barras, Gohier, Moulin. Il ne peut pas compter sur ceux-là. Tout au plus peut-il empêcher ces trois Directeurs de lui nuire. Il reste Sieyès et Roger Ducos, ces deux-là sont des alliés, et c'est avec eux qu'il faut jouer, mais tout le visage de Sieyès exprime à la fois la suffisance et la méfiance. Il veut garder la maîtrise du jeu.