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Lucien a rapporté ce qu'il a confié à ses proches : « L'épée de Bonaparte est trop longue. »

Il faut donc le rassurer. Ou bien se rendre indispensable. Car sur quel autre général pourrait compter Sieyès ?

On se congratule. Les cinq Directeurs n'oseront rien contre lui.

Il sort du palais du Luxembourg, affichant sa gaieté et son assurance devant la foule. Il faut qu'on sache aujourd'hui que le pouvoir n'a rien à lui reprocher.

Il rentre rue de la Victoire. Il doit nouer les fils. Il reçoit ceux qui ont décidé de jouer avec lui cette partie décisive et périlleuse.

Il écoute Talleyrand. Voilà un homme qu'on a contraint de démissionner de son poste de ministre. Qui ne rêve que de le reconquérir. « Son intérêt répond donc de lui. »

Il est accompagné de Rœderer, un membre de l'Institut, d'autres qui parlent avec une passion avide.

Napoléon les observe quand ils répètent : « Général, il faut prendre le pouvoir. »

Mais c'est lui qui paiera seul leurs bons conseils s'il s'aventure trop tôt hors de la tranchée.

Il choisit donc de rester rue de la Victoire, refusant même de recevoir des délégations d'officiers et de soldats qui viennent le saluer et qui demeurent longtemps dans la rue, essayant de l'apercevoir.

Prendre le pouvoir ?

- Vous croyez que la chose est possible ? demande-t-il à Rœderer qui insiste.

- Elle est aux trois quarts faite.

Il se contente de pousser vers Rœderer un exemplaire du journal Le Messager, paru le matin même, 20 octobre. Ce sont les premiers signes d'une contre-attaque de ses adversaires, peut-être même des Jacobins, ou peut-être de Barras.

« Bonaparte, a-t-on écrit, n'est parti si précipitamment et si secrètement d'Égypte que pour échapper à une sédition générale de son armée. »

Rœderer puis Talleyrand s'indignent. Napoléon les observe sans mot dire. Il doit agir car, s'il ne conquiert pas le pouvoir, on le brisera. La gloire se ternit vite, et la popularité se change souvent en désaveu. Mais s'il agit, il doit vaincre.

Et pour cela ne rien négliger.

Il a eu raison de se réconcilier avec Joséphine.

Elle est rentrée dans la nuit. Le portier a accepté de lui ouvrir malgré les consignes.

Napoléon l'a entendue. Il s'est aussitôt enfermé dans sa chambre. Elle est venue frapper à la porte. Elle l'a supplié. Et cette voix qui implore l'a ému. Elle est à sa merci, telle qu'il l'a si souvent désirée et jamais obtenue.

Il ne cède pas. Il la laisse pleurer, reconnaître ses torts, demander grâce. Il ne bouge pas, mais la tourmente se lève en lui, mêlant le désir et l'intérêt, le plaisir de la revanche et le calcul.

Elle s'est éloignée, et il a cru qu'elle avait renoncé, aussitôt il a éprouvé le sentiment de la perte. Il a eu plus encore envie d'elle. Il a su mieux encore qu'il avait besoin d'elle.

Il a guetté les bruits. On descendait l'escalier. Il a reconnu les voix d'Eugène et d'Hortense de Beauharnais qui le suppliaient de pardonner à leur mère.

Il a été submergé par l'émotion. Il aime Eugène. Il a partagé avec cet enfant les périls et les plaisirs de l'Égypte. Il l'a vu devenir un homme et un soldat. Il a confiance en lui. Pourquoi renoncerait-il, en ce moment, à l'appui de tout le clan Beauharnais ? Peut-il se permettre de se priver d'une partie de son « armée » familiale ?

Il ne cède pas à Joséphine, mais à ses enfants.

Il a ouvert la porte. Joséphine s'est précipitée vers lui. Elle a commencé à lui caresser le visage. Il a retrouvé son parfum, son corps si svelte, qui se colle à lui.

Il l'a aimée toute la nuit.

Il est devenu le maître de cette femme, peut-être parce qu'il ne l'aime plus comme autrefois, en aveugle suppliant.

Il la voit sourire, le lendemain, quand entre Lucien, qui croyait le divorce de son frère décidé. Napoléon entraîne Lucien. Ce n'est point le moment de parler de cela, ce sont mes affaires.

Lucien n'insiste pas. Napoléon écoute ce garçon de vingt-quatre ans dont la passion est la politique et qui a réussi, en s'aidant de son nom, à peser dans le Conseil des Cinq-Cents, à devenir l'interlocuteur de Sieyès.

Lucien parle nerveusement. Sieyès, dit-il, veut un gouvernement plus resserré, composé de trois consuls au lieu de cinq Directeurs. Il compte organiser le transfert des assemblées de Paris à Saint-Cloud et leur faire voter la réforme des institutions.

- Puis-je l'assurer que vous consentez à être l'un des trois consuls ? demande Lucien.

- Non, parbleu, gardez-vous-en bien.

Il est trop tôt encore. Nous verrons plus tard. Sieyès est trop marqué comme modéré, réactionnaire même, partisan d'un retour à la monarchie, peut-être est-il lié aux Orléans.

- Je ne veux prendre la couleur d'aucun parti, répète Napoléon.

C'est une guerre couverte qu'il mène. Excitante comme une offensive, tout en coups masqués. Il faut l'appui de Sieyès, mais sans le solliciter et sans le proclamer. Il faut se débarrasser des Directeurs mais, si on le peut, éviter le coup d'État. Il faut prendre la place de l'intérieur, avec l'appui des assemblées, les Cinq-Cents et les Anciens.

Je ne veux pas être un général qui s'empare du pouvoir par la force.

Il ignore donc Sieyès à un dîner chez Gohier, et celui-ci lui rapporte, le lendemain, l'exclamation pleine d'amertume de Sieyès : « Avez-vous remarqué la conduite de ce petit insolent envers le membre d'une autorité qui aurait dû le faire fusiller ? »

Trop tard.

Il flatte le général Moreau : « Je désirais depuis si longtemps vous connaître. »

Il se rend une nouvelle fois, le 23 octobre, au palais du Luxembourg, et, sans insister, il fait comprendre aux deux Directeurs qu'il est candidat au Directoire. Gohier, Moulin, avec des mines attristées et satisfaites, répondent que « le pacte social exige impérieusement quarante ans pour entrer au Directoire ».

Tant pis pour eux.

La foule continue de l'applaudir. Les journaux, qu'il lit chaque matin avec attention, affirment que « les exclusifs ne parviendront point à indisposer le peuple contre Bonaparte ».

Ce 23 octobre, Lucien est élu président du Conseil des Cinq-Cents. Voilà une position conquise.

Mais toute médaille a son revers.

On honore le nom de Bonaparte en la personne de Lucien, et on espère ainsi reléguer Napoléon à un rôle militaire.

S'ils imaginent que c'est encore possible, gare au réveil !

Mais rien n'est sûr tant qu'on n'a pas vaincu.

Bernadotte ne vient-il pas de refuser de participer à un banquet aux côtés de Napoléon ? « Un homme qui a violé la quarantaine, a-t-il dit, peut très bien avoir rapporté la peste et je ne me soucie point de dîner avec un pestiféré. »

Cela fait dix jours seulement que Napoléon est rentré à Paris.

37.

Napoléon n'a que quelques minutes à accorder à chacun de ses visiteurs. Il prend leur bras, les entraîne au fond du salon. Le jardin qu'on aperçoit par les portes-fenêtres de la rotonde est envahi par la brume. Les flammes vives éclairent et chauffent la pièce.

Joséphine se tient devant la cheminée, sourit en faisant patienter, en bavardant avec le futur interlocuteur. Napoléon lui jette un coup d'œil.

Il faut être aimable avec tous, les flatter, les inviter à revenir.

Joséphine sait à merveille accueillir ces officiers de tous grades, ces membres de l'Institut, ces députés et ces banquiers qui viennent rue de la Victoire parce qu'on murmure, dans le Paris des Importants, celui qui grouille de rumeurs et d'ambitions, que le général Bonaparte sera bientôt au gouvernement, qu'il prépare un coup d'État.

Les faubourgs sont calmes, écrasés par la misère, la recherche d'un emploi, lassés depuis dix ans d'une succession d'espérances et de déceptions, de violences et de répression. Ils n'aspirent plus qu'à obtenir de quoi acheter du pain. Ils rêvent à la paix, pour que les jeunes hommes ne soient plus requis d'aller se battre sur les frontières afin d'engraisser les Barras, les fournisseurs aux armées.