Il ne mange que trois œufs et une poire.
Ces mets-là, au moins, personne ne peut les empoisonner.
Dans l'église décorée de bannières et d'une grande inscription, Soyez unis, vous serez vainqueurs, il fait froid. La musique joue des airs entraînants, mais l'atmosphère est funèbre. Dehors il bruine. À tour de rôle, les personnalités se lèvent pour porter des toasts. « Aux armées de terre et de mer de la République », lance Lucien en tant que président du Conseil des Cinq-Cents. « À la paix », dit Gohier. Moreau déclame : « À tous les fidèles alliés de la République. »
Napoléon se lève, attend quelques minutes, regarde cette salle où les ombres des colonnes dessinent un labyrinthe. Il dit d'une voix forte :
- À l'union de tous les Français !
Puis, sans attendre, il quitte le banquet.
Il est plus important de revoir Sieyès pour confirmer l'accord, Barras pour lui faire comprendre qu'il doit démissionner, Fouché pour sceller l'alliance avec le ministre de la Police générale, Bernadotte pour s'assurer de sa neutralité.
Le 17 Brumaire, 8 novembre, il est chez lui, rue de la Victoire. Il chantonne. Tout est prêt. Il vient de relire les tracts, les affiches, les proclamations qui annonceront à la population le changement de gouvernement. Puis il convoque pour le lendemain 18 Brumaire - 9 novembre - à six heures du matin chez lui, les généraux et les officiers. Des troupes, précise-t-il à Sébastiani et à Murat, prendront position place de la Concorde, puisque le Conseil des Cinq-Cents siège au palais Bourbon et le Conseil des Anciens aux Tuileries, et qu'ils ne seront déplacés à Saint-Cloud que le 19 Brumaire.
Il rédige une invitation à dîner pour le lendemain soir au président Gohier. Voilà qui devrait rassurer Gohier.
Puis Napoléon se ravise, appelle Joséphine. Gohier lui avait fait la cour, n'est-ce pas ? Qu'elle invite donc cet imbécile demain matin.
Elle sourit, prend la plume, écrit :
« Au citoyen Gohier, président du Directoire exclusif de la République française
« Venez, mon cher Gohier, et votre femme, déjeuner avec moi demain, huit heures du matin. N'y manquez pas ; j'ai à causer avec vous sur des choses très intéressantes.
« Adieu, mon cher Gohier, comptez toujours sur ma sincère amitié.
« Lapagerie Bonaparte. »
Il est minuit quand Eugène de Beauharnais remet à Gohier cette invitation pour le lendemain, 18 Brumaire.
38.
Il est cinq heures du matin. Napoléon ouvre la fenêtre du salon de la rotonde, fait quelques pas dans le jardin. La nuit est froide et claire. Sur les pelouses, il distingue dans la lumière glacée les traces brillantes du gel blanc.
Ce jour, le 18 Brumaire, est celui du premier acte. Il est calme, comme toujours dans les instants qui précèdent la bataille, quand les troupes s'ébranlent. Les dragons et les cavaliers de Sébastiani et de Murat doivent déjà avoir pris position place de la Concorde et aux Tuileries, et les premiers députés des Anciens commencent à arriver dans le palais.
Napoléon rentre dans sa chambre, s'habille calmement en choisissant l'uniforme le plus simple, sans un parement, celui qui l'opposera aux tenues chamarrées des députés, des directeurs et même des généraux. Quelques dizaines de minutes plus tard, dès six heures, voici déjà les premiers officiers qui se présentent à l'entrée, rue de la Victoire. Ils sont bottés, en culotte blanche, avec leur bicorne à plumet tricolore. Napoléon fait un tour dans le jardin, les salue, vérifie que le corps de garde est en place.
Il faut que ces généraux attendent ici, autour de lui, la notification du décret que les députés des Anciens, si le plan prévu est appliqué, vont voter aux Tuileries.
Bientôt la maison est pleine.
Il faut leur parler afin que chacun se sente personnellement distingué et engagé. Napoléon s'installe dans son petit cabinet de travail, et fait signe à Berthier d'introduire les militaires à tour de rôle.
Le général Lefebvre entre le premier. C'est un homme qu'il faut rassurer. Napoléon le sait inquiet de ce rassemblement, peut-être illégal. Or, il faut conquérir Lefebvre, qui commande la 17e division, qui représente les troupes de la région de Paris et la Garde nationale du Directoire. Napoléon lui donne l'accolade. Lefebvre veut-il que la France soit entre les mains de ces avocats qui pillent la République ? commence Napoléon avant de faire le procès du Directoire. Puis il décroche son sabre.
- Voici, en gage d'amitié, le sabre que je portais en Égypte, il est à vous, général.
Lefebvre, les yeux pleins de larmes, prend le sabre. Il sort du cabinet en clamant qu'il est prêt à « jeter ces bougres d'avocats à la Seine ».
Premier succès.
Les hommes sont finalement si simples à orienter. Presque tous les hommes.
Mais rien n'est gagné tant que le décret n'est pas communiqué, car le plus souvent les hommes n'acceptent de prendre des risques que s'ils sont sûrs de gagner.
Joseph entre en compagnie du général Bernadotte.
- Comment ? Vous n'êtes pas en uniforme ? s'exclame Napoléon.
Bernadotte explique qu'il n'est pas en service et ne veut pas prendre part à une rébellion.
- Rébellion, rébellion, contre un tas d'imbéciles, des gens qui avocassent du matin au soir ! dit Napoléon. Vous croyez peut-être pouvoir compter sur Moreau, sur Macdonald, sur... Ils viendront tous à moi, Bernadotte. Vous ne connaissez pas les hommes. Ils promettent beaucoup et tiennent peu.
Il ne faut pas se tromper avec Bernadotte, qui agite sa canne-épée, qui dit : « Il est possible de me donner la mort, mais je ne suis pas un homme qu'on retienne malgré lui... »
Il faut sourire, se contenter de demander à Bernadotte qu'il n'entreprenne rien d'hostile.
- Comme citoyen, je vous donne ma parole d'honneur de ne point agir, dit Bernadotte, mais si le corps législatif et le Directoire me donnent l'ordre...
Napoléon prend le bras de Bernadotte.
- Ils ne vous emploieront pas, dit-il en entraînant Bernadotte. Ils craignent plus votre ambition que la mienne. Moi, je suis certain de n'en pas avoir d'autre que de sauver la République...
Il accompagne Bernadotte jusqu'au seuil.
- Je veux me retirer à la Malmaison avec quelques amis, dit-il.
Bernadotte, saisi, le regarde, incrédule.
Il faut tout oser, quand la bataille est en cours.
Napoléon appelle Joseph. « Votre beau-frère, commence-t-il, le général Bernadotte, déjeunera chez vous. »
Ainsi, il sera surveillé.
Napoléon traverse le salon, fendant difficilement la foule des officiers. Il devine les questions. Ces hommes commencent à s'inquiéter. Si le décret n'arrive pas...
Joséphine survient. Et Gohier ? demande Napoléon. Le président du Directoire n'est pas venu rue de la Victoire. Il a décliné l'invitation, a envoyé sa femme seule.
Tout peut encore basculer, et cependant Napoléon sent en lui la certitude du succès. Car il n'y a plus d'autre issue que d'aller jusqu'au bout, quelles qu'en soient les conséquences.
Un brouhaha dans le salon. Il est huit heures trente. Deux inspecteurs questeurs du Conseil des Anciens, accompagnés d'un « messager d'État » en tenue d'apparat, fendent la foule des officiers. Ils viennent communiquer le texte du décret voté par les Anciens.
Napoléon, debout dans son cabinet, le parcourt des yeux. Il est conforme à ce qui a été prévu avec Sieyès. Les assemblées sont transférées dans la commune de Saint-Cloud, demain 19 Brumaire à midi. « Le général Bonaparte est chargé de l'exécution du présent décret. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. » Il devra se présenter devant le Conseil des Anciens pour prêter serment.