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Il relit. Il prend la plume sans même jeter un coup d'œil sur les inspecteurs. Il ajoute une ligne qui lui attribue le commandement de la garde du Directoire. Il a déjà le soutien de Lefebvre. Il a gagné la première bataille. C'est lui qui mène le jeu et non Sieyès.

Il entre dans le salon, tenant le texte dans la main. Il le brandit, le lit. Il est légalement le chef de toutes les troupes. Les officiers tirent leurs épées, les brandissent et l'acclament.

Qui pourrait l'arrêter ?

À cheval !

L'air est vif en ce début de matinée. Le ciel limpide. Napoléon a pris la tête de la troupe. Il entend derrière lui le martèlement de la cavalcade. Les généraux, les officiers le suivent à quelques mètres. Paris est beau. La foule se rassemble. À la hauteur de la Madeleine, Marmont rejoint le cortège avec un groupe d'officiers, puis arrivent les cavaliers de Murat.

Napoléon respire à pleins poumons, le visage fouetté par ce vent allègre.

Il saute de cheval devant les Tuileries, marche, suivi de quelques généraux, jusqu'à la salle où se tiennent les députés des Anciens. Il voit tous ces yeux qui le fixent, cette multitude de visages, ces hauts cols aux galons dorés. Il hésite.

- Citoyens représentants, la République périssait, commence-t-il. Vous l'avez su et votre décret vient de la sauver. Malheur à ceux qui voudraient le trouble et le désordre ! Je les arrêterai, aidé du général Lefebvre, du général Berthier et de tous mes compagnons d'armes...

Il reprend son souffle. Il n'aime pas les assemblées « d'avocats ».

- Rien, dans l'Histoire, ne ressemble à la fin du XVIIIe siècle, dit-il. Rien dans la fin du XVIIIe siècle ne ressemble au moment actuel.

» Nous voulons une République fondée sur la vraie liberté, sur la liberté civile, sur la représentation nationale : nous l'aurons, je le jure en mon nom et en celui de mes compagnons d'armes.

- Nous le jurons, répètent les officiers.

On applaudit. Un député se dresse, évoque le respect de la Constitution, mais le président Lemercier lève la séance. On se réunira demain à Saint-Cloud.

Il a gagné la deuxième bataille.

On le félicite. Mais tant qu'un combat n'est pas fini, rien n'est acquis. Il sort dans le jardin des Tuileries. Les troupes sont rassemblées. Ce sont elles qui décident de tout. Il aperçoit un proche de Barras, Bottot, il le saisit par le bras, le pousse devant le front des troupes, le prend à partie d'une voix forte.

- Qu'avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si brillante ? clame-t-il. Le vol a été érigé en système ! On a livré le soldat sans défense ! Où sont les braves, les cent mille camarades que j'ai laissés couverts de lauriers ? Que sont-ils devenus ?

Il écarte Bottot, fait un pas en avant.

- Cet état de choses ne peut durer ! Avant trois mois, il nous mènerait au despotisme. Mais nous voulons la République, la République assise sur les bases de l'égalité, de la morale de la liberté civile et de la tolérance politique !

» Soldats, l'armée s'est unie de cœur avec moi, comme je me suis uni avec le corps législatif !

» À entendre quelques factieux, bientôt nous serions tous des ennemis de la République, nous qui l'avons affermie par nos travaux et notre courage ! Nous ne voyons pas de gens plus patriotes que les braves qui sont mutilés au service de la République ! »

Les acclamations éclatent. Les épées et les fusils se dressent.

Napoléon saute à cheval et passe les troupes en revue.

Il n'est que onze heures trente, ce 18 Brumaire, et Napoléon a le sentiment que le premier acte est terminé.

Il y a Gohier, bien sûr, le président du Directoire, qui refuse, un temps, de signer le décret. Selon Cambacérès, ministre de la Justice, son paraphe est nécessaire.

- Les légistes entravent toujours la marche des affaires, murmure Napoléon.

Mais Gohier s'incline, signe, tout en assurant qu'on verra demain, à Saint-Cloud, s'il n'y a plus de Directoire !

Demain...

Peut-être aurait-il fallu conclure dès aujourd'hui. Mais Napoléon efface ce regret. Il ne veut pas d'un coup d'État militaire, brutal, arrogant, avec ses canonnades, ses feux de salve, ses arrestations. Il veut être, selon les termes des affiches qu'on colle autour des Tuileries, des tracts qu'on distribue dans la foule, selon ses ordres, « un homme de sens, un homme de bien ».

Au début de l'après-midi aux Tuileries, Talleyrand entre dans le bureau. Napoléon l'interroge du regard. Barras a accepté de démissionner, vaincu sans combattre. Voilà les meilleures victoires ! Pourquoi la violence, quand on peut l'emporter par la seule menace ?

Napoléon appelle ses officiers d'état-major, déploie le plan de Paris. Demain, il faut disposer des troupes aux Tuileries, aux Champs-Élysées, sur la route menant à Saint-Cloud. Il faut montrer sa force, pour rassurer les honnêtes gens, terroriser les éventuels opposants et les empêcher d'agir.

Fouché s'approche, explique qu'il a fait baisser les barrières de Paris.

- Eh, bon Dieu, pourquoi toutes ces précautions ? s'exclame Napoléon. Nous marchons avec la nation et par sa seule force. Qu'aucun citoyen ne soit inquiété, et que le triomphe de l'opinion n'ait rien de commun avec ces journées faites par une minorité factieuse !

Ne comprennent-ils pas qu'il faut que Paris vive une journée ordinaire ?

- Écoutez, dit-il.

Il lit la proclamation aux troupes qui sera publiée demain 19 Brumaire.

- La République est mal gouvernée depuis deux ans... La liberté, la victoire et la paix replaceront la République au rang qu'elle occupait en Europe et que l'ineptie ou la traîtrise a pu seule lui faire perdre...

Est-ce clair ?

- La nation tout entière.

Il se tourne vers Sieyès qui réclame l'arrestation de meneurs jacobins, secoue la tête. Il refuse.

Il ne dit pas qu'il a déjà chargé Saliceti d'aller rassurer les Jacobins et de leur promettre, au nom du général, « une explication franche et détaillée » en leur précisant que Sieyès voulait les arrêter et que Bonaparte les a défendus. Demain, les Jacobins n'iront pas à Saint-Cloud.

Sieyès baisse la tête.

Sieyès a-t-il compris qu'en ce soir du 18 Brumaire il n'est pas le vainqueur solitaire qu'il espérait être ? Mais que Napoléon a imposé sa marque toute la journée ?

Demain ?

Demain, à Saint-Cloud, c'est vrai.

- Cela n'a pas été trop mal aujourd'hui, dit Napoléon à Bourrienne, rue de la Victoire. Nous verrons demain.

Il sort de leurs fontes deux pistolets et les emporte avec lui dans sa chambre.

39.

C'est aujourd'hui, 19 Brumaire An VIII, 10 novembre 1799, le dernier acte.

Napoléon, depuis le salon, regarde le ciel gris. Il bruine. Le feu, dans la cheminée, a du mal à prendre. L'humidité imprègne la pièce.

Rue de la Victoire, il y a moins de personnes présentes qu'hier matin. On chuchote. Ceux qui sont là sont des hommes sûrs. Mais il faut cependant aller de l'un à l'autre, parce que certains ont déjà exprimé des craintes. Comment vont réagir les députés des deux assemblées ? Se laisseront-ils convaincre ? Hier, on l'a emporté par surprise. Ils ont eu la nuit pour se concerter.

Napoléon, d'un geste, écarte ces inquiétudes. Et cependant elles l'habitent. Une bataille interrompue, c'est une bataille à demi perdue et à demi gagnée. Rien n'est joué. Et cette journée qui commence lui déplaît.

Certes, il a veillé au dispositif militaire. Les troupes seront présentes tout au long de la route. Les soldats de Murat occuperont l'esplanade devant le château de Saint-Cloud, et cerneront ainsi la garde du Directoire, dont il faut se méfier. Mais rien n'a été prévu quant au déroulement de la journée. Lucien Bonaparte et Sieyès ont affirmé que les Anciens et les Cinq-Cents se résoudraient à accepter la nomination de trois consuls et le renvoi des assemblées pour quelques semaines. Est-ce sûr ?