Napoléon regrette de ne pas avoir la situation mieux en main. Il croit à la Fortune, mais il n'aime pas s'en remettre à l'improvisation, au hasard.
Cambacérès s'approche, le visage grave.
- On n'est fixé sur rien, dit le ministre de la Justice. Je ne sais trop comment cela finira.
Napoléon hausse les épaules. Il faut rassurer Cambacérès.
- Dans ces conseils, dit-il, il y a peu d'hommes. Je les ai vus, entendus hier toute la journée. Que de pauvretés, que de vils intérêts !
Il fait quelques pas. Il dit au général Lannes, blessé, de ne pas partir pour Saint-Cloud. Puis, au moment où il embrasse Joséphine, il murmure : « Cette journée n'est pas une journée de femmes. »
Il peut y avoir combat.
On part en voiture, avec pour escorte un détachement de cavalerie.
Napoléon reste silencieux, entend Bourrienne qui, près de lui, murmure à La Valette au moment où l'on traverse la place de la Concorde : « Nous coucherons demain au Luxembourg ou nous finirons ici. »
D'un mouvement du menton, Bourrienne indique l'emplacement de la place où se dressait la guillotine.
La route est encombrée de voitures souvent chargées de bagages, comme si ceux qui se rendent à Saint-Cloud avaient déjà envisagé leur fuite. Partout, aux abords du château, des bivouacs de soldats.
Au moment où il traverse l'esplanade, Napoléon aperçoit des groupes de députés des Cinq-Cents, leur robe blanche serrée d'une ceinture bleue et coiffés de leur toque rouge, se diriger vers le pavillon de l'Orangerie.
Il traverse l'esplanade. Des soldats crient : « Vive Bonaparte ! » D'un groupe de députés des Cinq-Cents, des voix s'élèvent : « Ah, le scélérat, ah, le gredin ! » Il ne tourne pas la tête.
Ce dernier acte de la pièce doit se conclure par sa victoire. Car, s'il est vaincu, il perd tout.
Il entre dans le cabinet qui lui a été réservé et qui est attenant aux salons. C'est une pièce meublée seulement de deux fauteuils, où sont déjà assis Sieyès et Roger Ducos, les deux futurs consuls. Il fait un froid humide. Les flammes dans la cheminée paraissent à chaque instant devoir s'éteindre.
Napoléon commence à marcher dans la pièce. Attendre, ne pas agir, s'en remettre à d'autres, de son destin, est insupportable.
Il n'est que treize heures trente.
La Valette, l'aide de camp, annonce que Lucien Bonaparte vient d'ouvrir la séance du Conseil des Cinq-Cents.
Attendre, donc. Napoléon se tourne vers Sieyès et Ducos. Ils bavardent. Peuvent-ils ainsi laisser leurs destins se dessiner sans intervenir ? Un aide de camp entre, Napoléon le saisit par l'épaule, l'attire loin des fauteuils. L'officier murmure, tourné vers Sieyès, que ce dernier a donné ordre à son cocher de laisser sa voiture attelée et de la cacher dans les bois, afin, si l'affaire tournait mal, de pouvoir fuir. Talleyrand, explique l'officier, est arrivé en compagnie du banquier Collot et s'est installé dans une maison proche du château.
Ils sont tous prudents, prêts à assurer leurs arrières. Lui joue toutes ses cartes.
L'aide de camp La Valette entre. Son visage exprime les préoccupations. Les Cinq-Cents, dit-il, sont en tumulte. Les députés ont crié : « Point de dictature ! À bas les dictateurs ! Vive la Constitution ! » Le président, Lucien Bonaparte, a dû accepter que les députés prêtent serment de fidélité à la Constitution de l'An III.
Sieyès sourit. Naturellement, il n'est pas mécontent des accusations portées contre Napoléon.
- Vous voyez ce qu'ils font, lui lance Napoléon.
Sieyès hausse les épaules. Ce serment de respecter toute la Constitution est en effet un peu exagéré. Mais...
Napoléon se détourne, s'emporte contre un chef de bataillon qui n'a pas exécuté ses ordres. « Il n'y a d'ordre ici que les miens ! crie-t-il. Qu'on arrête cet homme, qu'on le mette en prison. »
Il marche de long en large. Cette journée, il le sentait, serait incertaine. On pousse la porte. Que veulent ces généraux députés Jourdan et Augereau, qu'on dit de sympathie jacobine ?
Viennent-ils déjà rôder comme des charognards, parce qu'ils croient que je vais reculer devant l'opposition parlementaire ?
Ils proposent un compromis, une action de concert avec eux. Ils assurent que Bernadotte dispose d'hommes dans les faubourgs, qu'il peut déclencher un mouvement sans-culotte.
Si je n'agis pas, je perds.
Napoléon écarte Augereau.
- Le vin est tiré, dit-il. Il faut le boire. Tiens-toi tranquille.
Il quitte cette pièce où il étouffe. Il ne se laissera pas entraver par ces manœuvres, ni enliser dans ces discours d'avocats.
Il entre dans la galerie d'Apollon. Les Anciens ont suspendu leur séance. Ils forment une masse compacte, rouge et bleu. Napoléon voudrait avancer, mais il ne peut accéder à l'estrade.
Il doit agir, c'est-à-dire parler.
- Représentants du peuple, commence-t-il, vous n'êtes point dans des circonstances ordinaires, vous êtes sur un volcan...
Les députés murmurent déjà. Il est mal à l'aise. Il n'aime pas se justifier.
Ces hommes-là, auxquels il dit : « Je vous le jure, la patrie n'a pas de plus zélé défenseur que moi ; je me dévoue tout entier pour faire exécuter vos ordres », qui sont-ils ? Qu'ont-ils fait pour qu'il soit ainsi contraint d'obtenir leur accord ?
- Et la Constitution ? hurle l'un d'eux.
Il se redresse.
- La Constitution ? Vous sied-il de l'invoquer ? Et peut-elle être encore une garantie pour le peuple français ? La Constitution ? Elle est invoquée par toutes les factions et elle a été violée par toutes ; elle est méprisée par toutes.
Il a rugi. Il reprend son souffle. L'un des députés qui lui est proche propose l'impression de son discours. Mais d'autres voix demandent des explications. Il doit encore parler des périls qui se lèvent en Vendée, des royalistes qui menacent Nantes, Saint-Brieuc, Le Mans.
Il martèle :
- Je ne suis d'aucune coterie, parce que je ne suis que du grand parti du peuple français.
Mais il sent que ses paroles ne portent pas. Ces hommes-là, drapés dans leur robe bleue, le front barré par leur toque rouge, le torse enveloppé dans leur manteau blanc, le ventre serré dans leur ceinture rouge, ne peuvent être convaincus.
Il se tourne vers l'entrée de la salle.
- Vous, grenadiers, dit-il, dont j'aperçois les bonnets, vous, braves soldats dont j'aperçois les baïonnettes...
Les députés se lèvent, menacent, grondent. Ce sont pourtant les Anciens, ceux qui lui sont le plus favorables !
Il les regarde. Ils sont hostiles. Il ne pourra jamais les séduire dès lors qu'ils sont cette meute rassemblée. Et il se laisse aller, les mots surgissent qu'il ne contrôle plus, qui balaient toute habileté, toute prudence.
- Si quelque orateur payé par l'étranger parlait de me mettre hors la loi, lance-t-il, que la foudre de la guerre l'écrase à l'instant, j'en appellerai à vous, braves soldats, mes braves compagnons d'armes...
Les députés hurlent.
- Souvenez-vous, crie-t-il, que je marche accompagné du dieu de la Victoire et du dieu de la Fortune...
Il entend Bourrienne qui murmure :
- Sortez, général, vous ne savez plus ce que vous dites.
Mais que dire d'autre à ces avocats-là qui ne veulent pas entendre !
- Je vous invite à prendre des mesures salutaires que l'urgence des dangers commande impérieusement, poursuit-il. Vous trouverez toujours mon bras pour faire exécuter vos résolutions.