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Napoléon écoute.

L'homme est sincère. Il pourrait être mon second. Si j'étais roi, je le ferais prince. Il a un caractère antique. Il est désintéressé et enthousiaste. Je ne connais pas le désintéressement.

Desaix se voit confier une division.

Puis, durant plusieurs jours, c'est l'attente. Le ciel est lourd, orageux. Des pluies violentes s'abattent, qui gonflent les fleuves. Peut-être l'ennemi va-t-il se dérober, échapper à la nasse dans laquelle il est maintenant enfermé. Il faut prendre une décision, envoyer les troupes à sa recherche.

Le 14 juin au matin, à sept heures, les Autrichiens attaquent et, durant plus de sept heures, entre les canaux et les clôtures, dans les terres irriguées, on se bat. Les troupes du général Victor plient. Les unités se débandent. Napoléon entend le cri répercuté par les soldats : « Tout est perdu ! » La plaine de Marengo se couvre de fuyards.

Napoléon est assis sur une levée de terre au bord de la route. Il tient son cheval par la bride, faisant voltiger de petites pierres avec sa cravache. Il ne voit ni les boulets qui roulent sur la route, ni les soldats qui passent.

Il s'est trompé. Il a cherché l'armée autrichienne, croyant qu'elle se dérobait. Il a dispersé ses forces pour la traquer, et Melas a attaqué avec toute sa puissance, ses trente mille hommes, ses cent canons.

C'est lui qui applique ma devise : « Tenir ses forces réunies, n'être vulnérable nulle part... ne jamais rien détacher d'une armée : à la veille d'une attaque, un bataillon décide d'une journée. »

Napoléon appelle un aide de camp, écrit, le papier posé sur son genou, un message à Desaix, qui doit à cette heure marcher en direction de Novi, s'éloigner de Marengo : « Je croyais attaquer l'ennemi. Il m'a prévenu. Revenez, au nom de Dieu, si vous pouvez encore. »

La Fortune qui souriait m'abandonnerait-elle ?

Napoléon saute à cheval.

- Du courage, soldats ! lance-t-il. Les réserves arrivent. Tenez ferme.

Tenir. Ne pas laisser poindre en soi l'idée que la Fortune grimace. Et se placer au premier rang de la garde consulaire qui porte secours aux troupes de Lannes. Mais le repli continue. Ici et là, les soldats crient : « Vive Bonaparte ! », mais la plaine est jonchée de morts et de blessés. Le combat est inégal. Il n'y a plus que quelques pièces d'artillerie françaises. À quinze heures, la bataille est perdue. Napoléon sent peser sur lui les regards de ses officiers d'état-major chargés d'anxiété. Et tout à coup un aide de camp survient au galop, criant : « Où est le Premier consul ? »

Desaix arrive, annonce-t-il.

Sera-ce que la Fortune sourit à nouveau ?

La division Desaix, avec ses batteries, ses cavaliers, apparaît « comme une forêt que le vent fait vaciller ». Marmont rassemble les canons qui restent et qui ouvrent aussitôt le feu. Les grenadiers de Desaix sont dissimulés derrière des haies. Tout se joue à cet instant.

Napoléon donne l'ordre à la cavalerie de Kellermann, qui se trouve à l'aile gauche, de charger. Les 600 chevaux s'élancent, faisant trembler le sol. Les canons de Marmont tirent à mitraille. Les grenadiers de Desaix font un feu de salve puis s'élancent à leur tour. Desaix tombe parmi les innombrables morts. Mais les Autrichiens, surpris alors qu'ils pensaient la victoire acquise, s'enfuient ou se rendent avec à leur tête le général Zach.

Napoléon reste seul, longtemps.

Six mille Français sont tombés dans la plaine de Marengo. Mais la victoire va faire rentrer dans leur trou tous ceux qui à Paris devaient attendre et espérer ma mort.

- Général, dit Bourrienne enthousiaste, voilà une belle victoire, vous devez être satisfait ?

Satisfait ? Quel mot étrange. Desaix est mort. « Ah, si j'avais pu l'embrasser après la bataille, que cette journée eût été belle. » Et la Fortune, avant de me combler, s'est montrée incertaine.

Et cependant je suis satisfait. Cette victoire est mienne. Il suffit d'en dicter le récit tel qu'elle aurait dû être.

Le 15 juin, Napoléon attend à son quartier général. Le général Zach et le prince Lichtenstein se présentent, respectueux, vaincus.

Il parle net : « Mes volontés sont irrévocables... Je pourrais exiger davantage et ma position m'y autorise, mais je modère mes prétentions par respect pour les cheveux blancs de votre général que j'estime... »

Les armes font la loi. L'armistice est conclu. Les Français occupent une large partie de la Lombardie, Gênes doit être rendue. Les places fortes sont cédées.

Il reste à utiliser cette victoire en écrivant aux consuls, en évoquant ces grenadiers hongrois et allemands qui, prisonniers, crient : « Vive Bonaparte ! » en concluant : « J'espère que le peuple français sera content de son armée », en confiant : « Quand on voit souffrir tous ces braves gens, on n'a qu'un regret, c'est de ne pas être blessé comme eux, pour partager leurs douleurs. »

Mais rien ne doit être laissé au hasard. Il faut prévoir les cérémonies du retour pour que la victoire de Marengo devienne inoubliable. La garde consulaire doit partir pour Paris et y arriver avant le 14 juillet. Cette fête doit être brillante, « un feu d'artifice serait d'un bon effet ».

Il faut aussi jouer de la modestie. Napoléon dicte une lettre pour Lucien, ministre de l'Intérieur :

« J'arriverai à Paris à l'improviste. Mon intention est de n'avoir ni arc de triomphe, ni aucune espèce de cérémonie. J'ai trop bonne opinion de moi pour estimer beaucoup de pareils colifichets. Je ne connais pas d'autre triomphe que la satisfaction publique. »

C'est ainsi que l'on conquiert l'opinion.

À Milan, elle est acquise. Il parcourt les rues au milieu de l'enthousiasme. Il assiste à un Te Deum au Dôme.

Que savent des sentiments des peuples et de la façon de les gouverner, les « athées de Paris » ?

Il confie aux prêtres italiens, brutalement :

- Nulle société ne peut exister sans morale ; il n'y a pas de bonne morale sans religion. Il n'y a donc que la religion qui donne à l'État un appui ferme et durable. Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole : un vaisseau dans cet état ne peut ni s'assurer de sa route, ni espérer d'entrer dans le port.

Il est le Premier consul, le maître à bord. Puisque c'est ainsi que l'on conduit les peuples, il faut assister au Te Deum, rencontrer le cardinal Martiniana, à Verceil, et lui dire qu'on souhaite un accord, un concordat, avec le nouveau pape, Pie VII.

Que les « idéologues » criaillent, quelle importance !

Qu'ils écoutent ces acclamations de la foule, qui fait le siège de l'hôtel des Célestins à Lyon, où Napoléon vient d'arriver le 28 juin. Elle crie : « Vive Bonaparte ! » À Dijon, le 30 juin, les femmes de la ville répandent des bouquets sur son passage.

À Sens, on a tracé sur le frontispice d'un arc de triomphe les mots : Veni, Vidi, Vici.

Comme pour César.

Desaix est mort à Marengo. « Allez dire au Premier consul que je meurs avec le regret de n'avoir pas assez fait pour vivre dans la postérité », a-t-il confié avant de succomber. Et Napoléon apprend que ce même jour, 14 juin, Kléber a été assassiné au Caire par un fanatique musulman.

La mort pour les autres, la victoire pour moi.

À deux heures du matin, le 2 juillet 1800, sa voiture entre dans la cour des Tuileries.

5.

Ces cris d'abord lointains, puis qui s'amplifient, ces cris qui le réveillent sont ceux de la foule venue des faubourgs.

Napoléon se lève, s'approche de la fenêtre. Des femmes se pressent contre les grilles des Tuileries. Elles se précipitent quand on les ouvre : « Vive le Premier consul ! Vive Bonaparte ! », hurlent-elles.