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Il dicte, impérieux. Il corrige. Il se fait juriste. Il aime ce travail d'organisation. Il crée et modèle les institutions. Ici, il ouvre des routes, là, il décide l'obligation de créer des dépôts d'archives. Et conçoit la Banque de France. Entre deux décisions, il chasse parfois le renard autour de la Malmaison, mais sans passion.

Il chevauche, rêveur, emporté par ses pensées.

Il a déjà rétabli la sécurité dans le sud de la France, contre les brigands qui se disaient royalistes. Il continue de pacifier l'Ouest. Il faudrait faire la paix extérieure, celle que le peuple réclame. Reste l'Autriche, qui, à la fin juillet, a repoussé des propositions de paix, reste l'Angleterre, irréductible. Peut-être faudra-t-il reprendre la guerre.

Mais, d'abord, il faut tenir ce que l'on a. De retour dans son cabinet, il écrit à Masséna, qui commande en Italie : « Il est nécessaire de faire des exemples. Le premier village du Piémont qui s'insurgera, faites-le livrer au pillage et brûler. »

C'est la loi des armes.

Si Louis XVI avait fait tirer au canon sur le peuple qui envahissait les Tuileries, il serait peut-être encore un roi. Mais les armes suffisent-elles à maintenir les hommes dans le rang ?

Aux soldats, aux généraux héros de la bataille de Marengo, j'ai fait distribuer des distinctions, sabres, fusils, baguettes d'honneur. C'est eux, qu'on a célébrés.

Mais le peuple ?

Cette question le hante. Que valent les lois si les institutions établies depuis des siècles, et il a vécu cela, sont renversées par une vague énorme ?

Il faudrait en parler, mais même les témoins en sont incapables. Sieyès, qui a tout vécu, n'est qu'un métaphysicien. Peut-être Roederer.

Il dialogue avec Roederer dans le parc de la Malmaison.

- La société ne peut exister sans l'inégalité des fortunes, dit Napoléon. Et l'inégalité des fortunes ne peut exister sans la religion.

Il jette un coup d'œil à Roederer.

C'est un idéologue. Il n'aime pas le langage géométrique que j'emploie. Mes démonstrations dérangent ses arguties hypocrites.

- Quand un homme meurt de faim à côté d'un autre qui regorge, reprend Napoléon, il lui est impossible d'accéder à cette différence s'il n'y a pas là une autorité qui lui dise : « Dieu le veut ainsi ; il faut qu'il y ait des pauvres et des riches dans le monde ; mais ensuite et pendant l'éternité le partage sera fait autrement. »

Il sourit en voyant la grimace de Roederer. Il se souvient du temps où il tentait d'arracher un prix à l'académie de Lyon, en rêvant d'imiter Rousseau. À cette époque-là, Rousseau était l'un de ses maîtres à penser. Les hommes changent. Il a changé.

- Il aurait mieux valu pour le repos de la France, murmure Napoléon, que Rousseau n'eût pas existé.

- Et pourquoi, citoyen Consul ?

- C'est lui qui a préparé la Révolution.

- Je croyais que ce n'était pas à vous de vous plaindre de la Révolution.

Napoléon fait quelques pas.

- Peut-être eût-il mieux valu, pour le repos de la terre, que ni Rousseau ni moi n'eussions jamais existé !

Mais je suis là, j'ai lu Rousseau, et je suis issu de la Révolution.

Joséphine oublie cela.

Elle reçoit les envoyés du comte d'Artois ou de Louis XVIII. La comtesse de Guiche, amie du comte d'Artois, invitée à déjeuner à la Malmaison, assure que les Bourbons, restaurés, feront de Napoléon leur connétable. Et bien des proches de Napoléon commencent à partager cette pensée d'un retour possible du roi, pour assurer l'avenir.

Bourrienne lui-même l'avoue.

- Que deviendrons-nous, dit-il, vous n'avez point d'enfants ?

Marchant les mains derrière le dos, franchissant le petit pont qui sépare son cabinet de l'allée du parc de la Malmaison où il aime se promener, Napoléon, avec une sorte de lassitude, la tête penchée, explique.

- Les Bourbons, dit-il, rentreraient en France quelles que soient leurs promesses, mus par la volonté de reconquérir tout leur héritage. Et les quatre-vingt mille émigrés qui les accompagneraient partageraient ce désir. « Quel serait alors le sort des régicides, des hommes qui se sont prononcés avec exaltation dans la Révolution ? Et les domaines nationaux, une foule de transactions passées depuis douze ans ? Êtes-vous homme, Bourrienne, à prévoir jusqu'où ira la réaction ?

Napoléon, à pas lents, rentre dans son cabinet.

- Je sais, dit-il, combien ces femmes, Joséphine et Hortense, vous tourmentent. N'en parlons plus. Mon parti est pris. Qu'elles me laissent faire et qu'elles tricotent.

Il montre une lettre à Bourrienne. Voilà ce que lui écrit à nouveau Louis XVIII.

« Vous perdez un temps précieux : nous pouvons assurer le repos de la France ; je dis nous, parce que j'ai besoin de Bonaparte pour cela, et qu'il ne le pourrait pas sans moi. »

Napoléon fait un signe à Bourrienne. Il va dicter, ce 7 septembre 1800, sa réponse au Bourbon.

« J'ai reçu, Monsieur, votre lettre ; je vous remercie des choses honnêtes que vous m'y dites.

« Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France ; il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres.

« Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France... L'histoire vous en tiendra compte.

« Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille. Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite.

« Bonaparte,

« Premier consul de la République. »

Deuxième partie

Il faut une religion pour le peuple

Septembre 1800-Juillet 1801

6.

La nuit, souvent, Napoléon s'échappe. Il descend un escalier sombre, pousse une petite porte. Et voici la rue, l'odeur des feuilles mortes, le vent chargé de pluie. Là-bas, à une centaine de mètres, dans la lumière des lanternes, les factionnaires de la garde consulaire font les cent pas devant les grilles du palais. Ici, c'est l'ombre. Les Tuileries ne sont qu'une façade obscure que seuls de rares passants longent.

Napoléon n'a fait que quelques pas et, déjà, il est devenu une silhouette anonyme qui peut entrer dans la foule et que personne ne reconnaîtra sous cette redingote noire, ce chapeau rond enfoncé jusqu'aux sourcils. Il n'a pas besoin de regarder Berthier qui l'accompagne. Il devine l'anxiété et même la peur du général. Tous ceux, d'ailleurs, qui sortent ainsi avec lui sans escorte et se mêlent aux citoyens, sont saisis de la même frayeur. Duroc ou les aides de camp ont la main serrée sur la crosse de leur pistolet.

C'est lui qu'on veut tuer pourtant, mais il ne craint pas la mort. Elle choisira son moment. Il sent qu'il n'est pas venu encore. Pourtant Paris grouille de complots, il le sait.

Napoléon se tourne vers Berthier, l'interroge sur la dernière conspiration découverte. Royaliste ou jacobine ? Depuis qu'il a répondu à la lettre du Louis XVIII, les fanatiques à la fleur de lys n'ont plus qu'un seul espoir, l'abattre.

- Si j'en croyais Fouché..., commence Napoléon avant même que Berthier ait pu répondre.

Selon le ministre de la Police, les complots royalistes pour l'enlever, l'assassiner, se multiplient. L'argent anglais coule à flots. Mais peut-on croire Fouché ? N'a-t-il pas partie liée avec les jacobins ? Ne les protège-t-il pas, parce qu'il redoute par-dessus tout un retour des Bourbons, qui lui feraient payer cher son passé de régicide et de terroriste ? Or, la « queue de Robespierre » s'agite encore.

Napoléon ne s'en défend pas : il déteste ces hommes-là, fanatiques et destructeurs. Il ne les comprend pas. Qu'espèrent-ils ? Les royalistes ont au moins un but clair : retrouver, avec un roi, leurs privilèges et leurs biens. Et c'est pour cela qu'il leur est hostile. Ils mettraient la France à feu et à sang. On n'efface pas une révolution. On la canalise, on la corrige. On bâtit sur les décombres qu'elle a laissés des « masses de granit », des institutions nouvelles. Et c'est à cela qu'il s'emploie tous les jours, de l'aube à la nuit. Et c'est aussi pour échapper quelques heures à ce travail de force, qu'il fuit le palais des Tuileries. Il veut éprouver la liberté, regarder ces femmes, dont certaines l'aguichent.