Le lendemain, lors de la revue militaire du Carrousel, la foule acclame Bonaparte avec un enthousiasme jamais atteint.
On peut alors montrer sa force, mépriser « ces sept ou huit malheureux qui, pour avoir la volonté, n'avaient pas le pouvoir de commettre les crimes qu'ils méditaient ».
On peut rassurer. Dire aussi que « gouverner la France après dix ans d'événements aussi extraordinaires est une tâche difficile ». Mais quoi ! « La pensée de travailler pour le meilleur et le plus puissant peuple de la terre » donne tous les courages.
Et vous, Fouché ?
Napoléon regarde le ministre qui se montre sceptique et calme, qui doute du complot.
- Pour avoir des preuves, faut-il attendre que j'aie le poignard dans le cœur ? s'écrie Napoléon.
Je suis la cible parce que je suis la clé de voûte de l'édifice.
Demain il y aura une autre « conjuration des poignards ».
Et si je meurs ?
Il doit penser à cela. Prévoir qui le remplacera.
- C'est un vide qui existe dans le pacte social, dit-il à Cabanis, l'un des sénateurs qui lui sont dévoués.
Cabanis reste coi. C'est pourtant l'un de ceux qui ont aidé à la préparation du 18 Brumaire. Mais c'est un homme prudent.
- Ce vide doit être rempli, reprend Napoléon. Si l'on veut assurer le repos de l'État, il est indispensable qu'il y ait un consul désigné.
Napoléon se place devant la fenêtre de son cabinet. En face de lui, il y a un grand miroir au cadre sculpté.
- Je suis le point de mire de tous les royalistes, de tous les jacobins, dit-il. Chaque jour ma vie est menacée, et elle le serait encore davantage si, forcé de recommencer la guerre, je devais encore me mettre à la tête des armées.
Cabanis est resté immobile, comme s'il craignait qu'un mouvement ne trahisse sa pensée.
- Quel serait, dans cette supposition, le sort de la France, et comment ne pas penser à prévenir les maux qui seraient l'inévitable suite d'un tel événement ?
Ma mort.
Pour la combattre, les rois ont créé une dynastie.
Et moi ?
7.
Napoléon marche à grands pas dans son cabinet de travail des Tuileries. Du pied, il repousse une brochure qu'il vient de jeter par terre. Elle glisse sur le parquet jusqu'à la chaise sur laquelle Bourrienne est assis.
- Avez-vous lu cela ? demande Napoléon.
Inutile d'écouter la réponse. Ils ont tous lu ces quelques pages.
Ce matin même, Joséphine est entrée dans la chambre. Comme chaque fois, sa silhouette, son parfum ont ému et irrité Napoléon.
Que veut-elle ? Va-t-elle à nouveau, avec son ironie amère, lui parler des visites qu'il fait à Giuseppina Grassini ? L'interroger sur le plaisir qu'il prend avec cette femme ? Il n'aime pas qu'elle établisse avec lui cette relation équivoque où tout est dit. Ce n'est pas ainsi qu'il voudrait vivre avec sa femme. Il se refuse à ce comportement de libertin où l'on prend plaisir du plaisir de l'autre avec d'autres. Il déteste le vice et la perversité. Mais Joséphine sait jouer de l'émotion qu'elle lui inspire toujours.
Elle s'est assise, féline, sur ses genoux. Elle lui a caressé les cheveux, puis elle a chuchoté, les lèvres contre son oreille :
- Je t'en prie, Bonaparte, ne te fais pas roi. C'est ce vilain Lucien qui te pousse, ne l'écoute pas.
Il l'a écartée, il s'est enfermé longuement pour sa toilette dans la salle de bains, puis il est descendu dans son cabinet de travail. Et Bourrienne lisait cette brochure. Il l'a saisie avant de la lancer sur le sol.
- Eh bien, Bourrienne, qu'en pensez-vous ?
Bourrienne hésite. Napoléon tend la main, et Bourrienne ramasse la brochure. Napoléon s'en empare, la feuillette.
Bourrienne est-il d'accord avec ce Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte ? A-t-il lu ce qu'écrit ce Louis de Fontanes ? « C'est à des Martel, à des Charlemagne, et non à des Monk, qu'il convient de comparer Bonaparte. »
Napoléon lance à nouveau la brochure sur le sol. Il est saisi de colère. Il connaît ce Fontanes, un marquis rentré d'émigration après le 18 Brumaire. Un homme de lettres, qui écrit au Mercure de France, et qui est bon orateur. Il a célébré avec talent la mémoire de Washington aux Invalides. Et c'est ce jour-là qu'Élisa Bacciocchi a fait comprendre à Napoléon qu'elle était la maîtresse de Fontanes. Il n'a pu qu'accepter. Que pourrait-il reprocher à sa sœur Élisa ? On l'a mariée à un pauvre homme, un petit officier corse sans talent ni ambition, alors que c'est une femme de caractère. Il a revu Fontanes, chez Lucien. Depuis que Lucien Bonaparte est veuf, Élisa a pris en main la vie mondaine de son frère, ministre de l'Intérieur. Elle reçoit, anime un salon littéraire où se retrouvent La Harpe, Arnault, Roederer. Elle y brille en compagnie de Fontanes. C'est Lucien, avec elle et sans doute avec la complicité de Joseph, qui a dû penser qu'il fallait, après la conspiration des poignards, exprimer publiquement l'idée que Napoléon devait devenir roi, souverain héréditaire, qu'il était un fondateur de dynastie. Et, naturellement, puisque Lucien, Joseph, Élisa, le clan des Bonaparte pense et veut cela, Joséphine y est hostile. Voilà pourquoi elle est venue ce matin jouer de ses charmes, parler du « vilain Lucien ».
Ils se détestent les uns les autres. Elle craint, si je deviens roi, qu'il me faille un héritier qu'elle ne peut pas me donner. Elle a peur de la répudiation, du divorce.
Je donne à tous ce que je peux et ils se battent comme des chiens avides. Ils sont impatients. C'est moi, qu'ils déchirent. A-t-on idée d'écrire en évoquant ma mort : « Où est-il, le successeur de Périclès ?.. Les Néron, les Caligula, les Claude remplacèrent à Rome le plus grand des mortels, lâchement assassiné... Français ! Vous dormez au bord d'un abîme. »
- Je pense, Général, commence Bourrienne, que ce pamphlet est de nature à faire le plus grand mal dans l'opinion ; il me semble intempestif, car il révèle trop prématurément vos projets.
Que sait-il de mes projets ? Et qu'en dit-on ?
Napoléon convoque Fouché. Il le questionne et s'irrite de ses réponses.
- C'est votre frère Lucien, qui a pris ce pamphlet sous sa protection, explique Fouché. L'impression et la publication en ont été faites par son ordre ; enfin, il est sorti du ministère de l'Intérieur et a été expédié à tous les préfets.
Napoléon prend plusieurs prises. Ces gestes vifs, ces respirations, l'odeur âcre du tabac ne le calment pas comme à l'habitude, mais l'irritent.
- Cela m'est bien égal ! lance-t-il. Votre devoir, comme ministre de la Police, était de faire arrêter Lucien et de l'enfermer au Temple.
Il renifle de nouvelles prises.
- Cet imbécile-là ne sait qu'imaginer pour me compromettre, dit-il.
Il se souvient de Lucien, de leur enfance et aussi des initiatives de son cadet qui, au temps de l'affrontement avec Paoli, sont venues changer le cours des choses. Mais il y a eu, pour tout effacer, le 19 brumaire, le courage et l'à-propos de Lucien. Sans lui, peut-être la journée se serait-elle terminée en désastre ?
C'est mon frère. C'est ma famille. Je fais pour eux ce que je dois.
Joseph a été désigné pour conduire les négociations avec l'Autriche à Lunéville. Reste Lucien, qui est ministre.
Napoléon s'emporte devant Roederer.
Lucien est plein d'esprit, mais c'est une mauvaise tête dont on ne peut rien faire.