Lucien ne peut plus demeurer ministre de l'Intérieur. Trop de bruit autour de lui à cause de ce pamphlet, des affaires aussi auxquelles on le dit mêlé. Il aurait touché des commissions sur des achats de blé anglais ! Lucien ne devait pas ternir ainsi le nom des Bonaparte.
- Savez-vous même ce que murmurent les espions de Fouché ? Que Lucien aurait donné la main à la conspiration des assassins de l'Opéra, contre moi !
Moment de tension, plus insupportable que les minutes incertaines d'une bataille. Napoléon reçoit Lucien pour lui annoncer qu'il le démet de ses fonctions de ministre de l'Intérieur et le nomme ambassadeur de France à Madrid.
L'entrevue terminée, il faut affronter les regards de ceux qui attendent dans le salon des Tuileries depuis plus de deux heures.
Joséphine est assise dans un grand fauteuil. Elle dissimule sa joie. Elle craint et déteste Lucien. À moins qu'un jour il n'épouse Hortense de Beauharnais et ne donne un héritier à Napoléon. Mais on peut aussi espérer marier Hortense à Louis Bonaparte, dont Napoléon répète que c'est un « sujet excellent ».
Élisa Bacciocchi se tient dans l'ombre. Elle est au bord des larmes et jette des regards haineux vers Hortense de Beauharnais qui, assise près de sa mère, n'a pas la discrétion, dans la joie, de Joséphine.
Napoléon traverse le salon. Les généraux Lannes, Murat, Lecourbe, les aides de camp, les conseillers d'État, Chaptal, qui sait qu'il est le successeur de Lucien Bonaparte au ministère de l'Intérieur, s'écartent.
Il entend rire, il se retourne.
Lucien, gaiement, parle à Joséphine, se penche vers elle, chuchote à son oreille.
C'est cela, ma famille : les rivalités féroces qu'un sourire masque.
Je préfère la guerre.
Elle est là, qui frappe aux portes de l'Est.
Joseph, à Lunéville, se heurte dans les négociations qu'il conduit, à la mauvaise volonté de l'Autriche. Et, derrière elle, il y a l'argent et la détermination de l'Angleterre.
Ces deux puissances n'accepteront les conquêtes de la République qu'une fois vaincues. Elles veulent que la France rentre dans ses frontières d'avant 1789. Et Londres poussera Vienne.
Faudra-t-il donc à nouveau quitter Paris ? S'exposer ainsi aux intrigues et aux complots d'une capitale qui guettera les nouvelles et où certains espéreront la défaite de Napoléon ?
Ce 3 décembre 1800, il est cinq heures du soir. Napoléon, dans son cabinet de travail des Tuileries, écrit lui-même à Joseph : « Si je pars, la Maison d'Autriche s'en souviendra. Il est donc nécessaire que je sache par le retour de ton courrier si toute espèce d'espoir est perdu, comme pourrait le faire penser le discours que Pitt vient de prononcer à Londres. »
Napoléon commence à donner des ordres pour que l'on prépare ses étapes le long de la route vers l'Allemagne. Mais ce même jour, 3 décembre, le général Moreau, après des hésitations, surprend les troupes de Vienne et les écrase à Hohenlinden.
Le chemin de Salzbourg est ouvert. Près de dix mille prisonniers autrichiens refluent vers l'arrière. Vienne est menacée d'être prise en tenaille car les troupes du général Brune avancent en Toscane et peuvent remonter vers la capitale de l'Empire.
La guerre peut-elle être gagnée sans moi ?
Napoléon étale les cartes d'Allemagne sur le sol. Il lui semble que Moreau tarde à poursuivre les Autrichiens et renonce par excès de prudence à les détruire. Mais il faut taire les reproches. Moreau est susceptible, jaloux, et on l'acclame de tous côtés.
« Je ne vous dis pas tout l'intérêt que j'ai pris à vos belles et savantes manœuvres, lui écrit Napoléon. Vous vous êtes encore surpassé dans cette campagne. Ces malheureux Autrichiens sont bien obstinés : ils comptaient sur les glaces et les neiges ; ils ne vous connaissent pas encore assez. Je vous salue affectueusement. »
J'imagine ce que la victoire peut faire naître dans l'esprit de Moreau. Un général glorieux et ambitieux représente toujours, quoi qu'il pense, un danger. Et il est trop d'hommes qui veulent ma chute ou ma mort, pour qu'ils ne pensent pas à Moreau.
Comme j'y pense.
- Si je mourais d'ici trois ou quatre ans de la fièvre dans mon lit, dit-il à Roederer, et, que pour achever mon roman, je fisse un testament, je dirais à la nation de se garder du gouvernement militaire. Je lui dirais de nommer un magistrat civil.
Roederer s'étonne. On parlait de l'Autriche et de la victoire de Moreau à Hohenlinden.
- Il ne faut point de général dans cette place de Premier consul, poursuit Napoléon. Il faut un homme civil. L'armée obéira plutôt au civil qu'au militaire.
Que sont les généraux entre eux ? Des rivaux qui se jalousent, se guettent, croient tous que l'un vaut l'autre. Et qui imaginent qu'il suffit de vaincre sur le champ de bataille pour être capable de gouverner.
- En Égypte, lorsqu'il y eut une révolte au Caire, toute l'armée voulait que je misse le feu aux mosquées, que j'exterminasse les prêtres, murmure Napoléon. Je n'écoutai rien de tout cela. Je fis punir les chefs de la révolte et tout s'apaisa. Et trois semaines après, l'armée était enchantée.
Il soupire.
- Si je meurs dans quatre ou cinq ans, la chose sera montée, elle ira. Si je meurs avant, je ne sais ce qui arriverait.
Il pointe le bras vers Roederer, l'empêchant de répondre.
- Un Premier consul militaire qui ne saurait gouverner, continue-t-il, laisserait tout aller au gré de ses lieutenants.
Du pied, il repousse la carte d'Allemagne.
- Moreau, dit-il, ne parle jamais que de gouverner militairement. Il ne comprend pas autre chose.
8.
C'est le 24 décembre 1800. Napoléon est assis devant la cheminée du salon des Tuileries. Il porte l'uniforme bleu à parement rouge et blanc de colonel de la Garde. Il a glissé sa main droite dans le gilet blanc. Le bicorne est enfoncé jusqu'aux sourcils. Il a les yeux clos. Il entend ce brouhaha. Joséphine et Hortense approchent, accompagnées de plusieurs généraux. Il reconnaît les voix de Lannes, de Berthier, de Lauriston, et celle de son aide de camp, Rapp. Il ne bouge pas. Il doit se rendre avec eux à l'Opéra, où l'on donne un oratorio de Haydn, La Création. Mais il aimerait demeurer aux Tuileries, prolonger seul, avec lui-même pour unique interlocuteur, ces conversations qui se sont déroulées toute la journée dans son cabinet avec les uns et les autres. C'est à lui de trancher. À lui, donc, d'analyser, de comprendre, et pour cela il faut « méditer » la guerre ! L'Angleterre voudra-t-elle jamais la paix alors que la France s'étend jusque sur la rive gauche du Rhin, ayant ainsi absorbé la Belgique et la Hollande ? Ce n'est pas lui, mais la Convention, qui a commencé cette expansion, ces guerres dont il a hérité ! Il est le légataire de ces ambitions-là. Il a remplacé devant l'échiquier le Comité de salut public, mais la partie était engagée bien avant lui ! Que faire ? Renoncer à ces territoires, c'est comme accepter qu'un Bourbon s'installe au faubourg Saint-Antoine ! Les conserver, c'est la guerre !
Joséphine chuchote quelques mots, insiste pour qu'il se rende à l'Opéra. Il travaille trop, dit-elle. La musique le distraira. Il se lève, descend l'escalier. L'escorte de grenadiers à cheval l'attend, les chevaux piaffent. Napoléon s'avance vers sa voiture, lève les yeux, aperçoit son cocher, César, qui paraît osciller sur son siège. Peut-être ivre.
Napoléon monte dans sa voiture. Les grenadiers prennent le trot, et la voiture suit à vive allure, empruntant peu après la rue Saint-Nicaise. Tout à coup elle s'élance, les chevaux au galop. Napoléon somnole. Un grenadier à cheval a donné ordre à un fiacre de s'écarter afin que la voiture du Premier consul puisse dépasser une charrette qui est arrêtée le long de la rue. Une fillette tient le cheval attelé par la bride à la charrette.