Ils ont à la fois peur des jacobins et peur de s'engager ! Couards !
« Je suis tellement convaincu de la nécessité de faire un grand exemple, que je suis prêt à faire comparaître devant moi les scélérats, dit-il alors, à les juger et à signer leur condamnation. Ce n'est pas, au surplus, pour moi que je parle ; j'ai bravé d'autres dangers, ma fortune m'en a préservé et j'y compte encore, mais il s'agit ici de l'ordre social, de la morale publique et de la gloire nationale. »
Les jacobins seront déportés aux îles Seychelles.
La vie sociale est une guerre. Ils me combattent, je les terrasse.
Sont-ils coupables de l'attentat de la rue Saint-Nicaise ?
Fouché demande à être reçu par les trois consuls. Napoléon va et vient, Fouché parle d'une voix égale.
- La police a travaillé, dit-il. J'ai promis une récompense de deux mille louis aux indicateurs.
Fouché ne laisse pas saisir son regard. Mais il suffit de l'entendre et de le voir pour comprendre qu'il a réussi dans son entreprise, qu'il va triompher.
La police, explique-t-il, à partir des restes déchiquetés de la jument à laquelle était attachée la charrette chargée d'explosif, rue Saint-Nicaise, a découvert le vendeur du cheval. Et a pu ainsi retrouver son acheteur, un certain François Carbon. On a identifié, toujours à partir des débris, le tonnelier qui avait cerclé les barils remplis de poudre. Les coupables sont trois chouans, des agents de Georges Cadoudal...
Fouché s'interrompt, fixe Napoléon, qui continue de marcher dans la pièce.
Ce sont, reprend Fouché, les royalistes François Carbon, Limoëlan et Saint-Réjeant.
- Celui-ci fut chef des chouans dans le département d'Ille-et-Vilaine. François Carbon, dit lentement Fouché, a été arrêté le 18 janvier, et Saint-Réjant, le 28. Limoëlan est toujours en fuite, mais il est traqué.
Des chouans, répète Fouché. La machine infernale est l'œuvre d'une conjuration royaliste dont l'inspirateur est Georges Cadoudal.
- Qu'on le trouve, qu'on l'arrête, dit seulement Napoléon.
S'est-il trompé ? Fallait-il ne pas proscrire ces jacobins qui n'avaient en rien contribué à mettre sur pied cette « machine infernale » ?
Mais ne voulaient-ils pas, eux aussi, m'abattre ?
Ne sont-ils pas tout aussi dangereux, plus destructeurs, même, que les royalistes ?
Le 9 janvier, les jacobins compromis dans la conspiration des poignards ont été condamnés à mort. Pourtant leur complot n'a même pas eu un commencement d'exécution. La machine infernale de la rue Saint-Nicaise a, elle, causé la mort de vingt-deux personnes, et en a blessé cinquante autres.
À minuit, dans la nuit du 29 au 30 janvier 1801, se tient aux Tuileries un Conseil secret.
Napoléon préside, entouré des deux autres consuls et de quelques personnalités, Portalis, Talleyrand, Roederer.
On s'interroge sur le recours en grâce de quelques-uns des condamnés de la conspiration des poignards.
La grâce est rejetée pour tous.
Ils sont guillotinés le 31 janvier.
Napoléon a dit, devant le Conseil d'État, le 26 décembre, s'agissant de « la vengeance qui doit être éclatante pour un crime aussi atroce » :
- Il faut du sang.
9.
Napoléon s'arrête sur le seuil du salon où Joséphine, comme chaque soir aux Tuileries ou à la Malmaison, reçoit.
Il observe Laure Junot. Il l'a connue alors qu'elle était enfant. Mais il n'avait pas prêté attention à celle qui n'était pour lui, alors, que la fille de Mme Pernon, une amie des Bonaparte habitant Montpellier. Mme Pernon avait veillé Charles Bonaparte au cours de son agonie, dans cette ville en 1785. Napoléon lui avait à plusieurs reprises exprimé sa reconnaissance, et il avait même songé à l'épouser, bien qu'elle eût plusieurs années de plus que lui.
Il regarde Laure avec plaisir. Elle est vive, tout son corps exprime la verve et la vigueur. Est-elle belle ? Qu'est-ce que cela signifie ? Elle est fraîche, sans fard, noiraude aux mouvements vifs, à la taille un peu lourde parce qu'elle est enceinte, mais si plaisante à regarder, comme une plante vigoureuse et saine.
Il effleure des yeux Joséphine. Il a un pincement de désespoir et de colère. Elle est si maquillée, si pleine d'artifices, que parfois il désire presque, malgré lui, blesser, agresser cette femme vieillissante à laquelle il est attaché pourtant mais qui, si elle lui a donné du plaisir, si elle lui a été utile, l'a aussi trompé, humilié, et maintenant est incapable de donner naissance à un fils.
Il détourne les yeux, parce qu'elle l'a vu. Et il ne veut pas qu'elle devine ses pensées. Mais elle les connaît.
Dans le parc de la Malmaison, il y a deux jours, il l'a contrainte à une promenade en calèche avec Laure Junot. La propriété dépasse les trois cents hectares.
Il a remarqué la mine renfrognée de Joséphine quand elle est montée en voiture. Mais il a donné l'ordre au cocher de lancer la voiture et il a sauté à cheval, comme un jeune homme. Et après tout, il n'a pas encore trente-deux ans ! Joséphine est plus vieille que lui, il en a tellement conscience maintenant. Il regarde Laure Junot, qui est assise dans la voiture. Et la vivacité de la jeune femme l'enchante et l'agace.
Lorsque la voiture est arrivée devant un ruisseau, Joséphine a répété qu'elle ne voulait pas passer, qu'elle avait peur. Il a pris Laure dans ses bras, il a traversé à pied et il a ordonné au postillon de fouetter les chevaux. Joséphine a sangloté. Il s'est senti coupable et entravé par cette femme. Pourquoi lui n'aurait-il pas une épouse, une femme comme Laure Junot ?
- Tu es folle, a-t-il maugréé, parce qu'il a senti Joséphine jalouse de Laure.
Elle sait que parfois, tôt le matin, quand Laure séjourne seule à la Malmaison, Junot restant à son poste de commandement à Paris, Napoléon va la retrouver pour le plaisir de la voir et de la toucher comme un aîné espiègle dont les intentions et les gestes s'arrêtent au bord de l'équivoque.
- Tu sais que je hais comme la mort toutes ces jalousies, dit-il à Joséphine. Allons, embrasse-moi et tais-toi. Tu es laide quand tu pleures. Je te l'ai déjà dit.
Elle a séché ses larmes, mais elle n'a pas cessé d'être jalouse. De Laure Junot ou de Giuseppina Grassini.
Celle-là, l'Italienne, il va la chasser de Paris. Elle n'accepte pas de n'être qu'à lui, d'être ainsi contrainte de l'attendre dans la maison qu'il a voulue pour elle et où il la retrouve au milieu de la nuit, quand enfin il peut cesser de signer des courriers, d'écrire, de travailler avec les consuls, les aides de camp ou les ministres.
Giuseppina répète qu'elle s'ennuie. Et Fouché, avec cette habileté incomparable qui est la sienne, cet art de policier et de prêtre, a fait comprendre à Napoléon non seulement qu'il était imprudent par ces temps d'attentats d'aller rendre visite à la cantatrice, la nuit, accompagné seulement d'un domestique, mais que la Grassini se consolait en compagnie d'un violoniste, un certain Rode.
Il a fallu garder son sang-froid devant Fouché, mais le ministre n'a pas été dupe. De quoi, ou de qui l'est-il ? Cet homme est trop tortueux et trop intelligent pour qu'on lui fasse confiance, et pourtant, à cause de cela, il est indispensable. Pour l'instant.
Mais la Grassini, qu'elle s'en aille ! Après tout, ce n'est qu'une femme.
Il s'en veut d'avoir été autrefois à ce point soumis à une femme, amoureux de Joséphine. Il était si jeune, si naïf. Que connaissait-il des femmes et de son pouvoir ?
Il lui suffit maintenant de paraître à l'Opéra, dans un salon, ici, aux Tuileries, à la Malmaison, ou chez Cambacérès, ou chez Talleyrand, à Neuilly, pour qu'elles s'offrent. Et pourquoi les rejetterait-il ? Elles le désirent. Pour lui, pour de l'argent, pour la gloire. Et il a besoin d'elles. Elles sont, après l'aridité des conseils, des discussions sur la foi financière ou sur le code civil, après ce permanent voisinage avec la mort et la cruauté qu'est le pouvoir, son moment de paix.