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Les portes sont fermées. Les chandeliers et les bougeoirs inondent la pièce d'une lumière vive. Elles sont là, offertes comme des villes ouvertes dont il n'est même pas besoin de faire le siège.

Il n'en aurait pas le temps, d'ailleurs. Heureusement, elles le devinent. Elles attendent un ordre.

Il aime leur soumission, leur abandon et ce jeu rapide, qu'avec elles il conduit à sa guise.

Cela n'a pas beaucoup d'importance. Il prend. Il récompense. Elles reviennent parfois.

Ainsi Mme Branchu, une cantatrice au corps généreux avec qui il a partagé quelques heures.

Cela compte si peu, en somme, qu'il peut parfois préférer le travail à une femme. Ainsi cette actrice, Mlle Duchesnois, qui vient au rendez-vous qu'il lui a fixé, se déshabille selon l'ordre qu'il donne à Constant, son premier valet de chambre, attend dans le lit, puis, au petit matin, reçoit du même valet l'ordre de se rhabiller !

La tête, cette nuit-là, était trop pleine de préoccupations pour permettre la moindre distraction.

Telle autre, Mlle Bourgoing, actrice elle aussi, arrive alors que son amant en titre, le brave Chaptal, ministre de l'Intérieur, est dans le bureau, parce que la discussion s'est prolongée. Si Chaptal se faisait quelque illusion - et il en avait, dit-on - sur la vertu de sa maîtresse, il est déniaisé. Dès qu'il a entendu annoncer le nom de Mlle Bourgoing, il a fermé ses dossiers dans un mouvement d'humeur, quitté le bureau et envoyé sa lettre de démission.

Et pour autant, Mlle Bourgoing n'a pas été reçue !

Elle ne le pardonne pas, médit, raconte, se répand en ragots et confidences, femme humiliée, ulcérée.

Mais ce n'est qu'une haine de plus. Être au pouvoir, c'est apprendre à être haï.

Napoléon entre dans le salon. Les têtes se tournent vers lui, les conversations s'interrompent un instant, puis reprennent plus bas.

Il s'approche de Caroline Murat. Mais Napoléon n'échange que quelques mots avec sa jeune sœur. Elle est comme ses frères, Lucien ou Joseph, ou sa sœur Pauline - avide. Jamais satisfaite de ce qu'elle a obtenu. Qu'imagine-t-elle ? Que le père a laissé en héritage le gouvernement de la France, et qu'il fallait se le partager entre tous ses enfants ?

C'est lui, Napoléon, qui a vaincu.

Mais c'est sa famille, et ce lien du sang, il ne peut ni ne veut le renier.

Il se tourne, regardant Hortense de Beauharnais qui bavarde avec Duroc, un aide de camp. À la manière dont elle lui parle, on devine qu'elle est attirée par cet officier. Plusieurs fois déjà elle a laissé entendre qu'elle voulait se marier. Mais Joséphine a d'autres projets. Elle pense, alors qu'ils se détestent, à un mariage avec Lucien Bonaparte, qui, depuis qu'il est ambassadeur en Espagne, accroît sa fortune qu'il avait commencé à accumuler lorsqu'il était ministre de l'Intérieur. Joséphine se souvient qu'elle a même envisagé d'unir Hortense et Louis. Ainsi, imagine-t-elle, les deux familles seraient définitivement nouées. Et l'héritier de Napoléon, puisque, ici et là, c'est la grande question qu'on pose, serait le fils d'Hortense !

Napoléon s'éloigne. Il se sent à la fois concerné par tout cela, et en même temps il est si loin de ces petites manœuvres, si persuadé que sa destinée tracera l'avenir d'une manière imprévisible. Alors, pourquoi se laisser engluer dans ces projets de femme ? Pourquoi s'attarder à ces calomnies qu'on lui rapporte avec complaisance et qui suggèrent qu'il serait aussi l'amant d'Hortense ? Lui !

Il veut rejoindre le colonel Sébastiani, l'un de ceux qui, avec ses soldats d'Italie, le 19 brumaire, a dispersé les députés des Cinq-Cents. Voici Roederer qui parle système de finances. Napoléon se laisse prendre à la discussion.

« Je ne me fâche point qu'on me contredise, dit-il. Je cherche qu'on m'éclaire. Parlez hardiment, dites toute votre pensée : nous sommes ici entre nous, nous sommes en famille. »

Mais une nouvelle fois, comme dans les discussions avec les juristes à propos du Code civil, il a la certitude de saisir plus vite que les autres la question traitée. Peut-être ces savants oublient-ils l'expérience, le simple bon sens, ou n'ont-ils pas lu, comme lui, jadis, le code justinien, qui lui revient par pans entiers.

Tout à coup, il lance : « Il est plus facile de faire des lois que de les exécuter... C'est comme si vous me donniez cent mille hommes et que vous me disiez d'en faire de bons soldats. »

Il fait quelques pas, se retourne. Il faut savoir choquer, surprendre.

« Eh bien, reprend-il, je vous répondrai : "Donnez-moi le temps d'en faire tuer la moitié, et le reste sera bon." »

Il aime voir ses interlocuteurs décontenancés, réduits au silence.

De plus en plus souvent, mais peut-être a-t-il toujours pensé cela, il a le sentiment qu'il est le seul à voir juste et loin. Que c'est en tout cas à lui de décider. Il le fait pour le code civil, la nouvelle législation financière, la construction de trois ponts à Paris, l'un qui doit aboutir au jardin des Plantes, un deuxième qui reliera l'île de la Cité à l'île Saint-Louis, le dernier permettant de passer du Louvre à l'Institut.

D'ailleurs, là où je ne commande pas, c'est l'échec.

En Égypte, ce qui reste de l'armée a été battu par les bataillons anglais débarqués. En Allemagne, Moreau - et avec quelles intentions - n'a pas poursuivi et détruit les Autrichiens qu'il avait vaincus.

Il faut qu'à chaque instant je sois l'impulsion pour décider d'ouvrir une route qui franchisse le Simplon, ou simplement pour inciter les femmes à choisir du linon plutôt que de la mousseline, et ce afin de relancer certaines manufactures !

L'exercice du pouvoir, ainsi, ne cesse jamais.

Le matin, à neuf heures, Napoléon entre dans la salle des Tuileries où le général Junot, premier aide de camp et commandant de Paris, lui présente ses rapports. Plusieurs officiers entourent Junot. Napoléon marche à grands pas, multipliant les prises de tabac. Le général Mortier, commandant la première division militaire, explique d'une voix hésitante qu'il s'est produit de nouvelles attaques de diligences par des brigands...

Napoléon l'interrompt, s'écrie :

- Encore des attaques de diligences, encore des vols des deniers publics ? Et l'on ne sait prendre aucune mesure pour empêcher ces délits ?

Mortier baisse la tête, silencieux.

Napoléon continue de marcher, parle en détachant chaque mot. Il parle fort, pour toute l'assistance, et on a cependant l'impression qu'il est seul, emporté par son raisonnement.

« Il faut, dit-il, faire du haut des diligences des espèces de petites redoutes. Il faut en former les parapets avec des matelas étroits et épais, pratiquer dans ces parapets des meurtrières et placer en arrière autant de soldats bons tireurs qu'il pourra en tenir. Allons, général, occupez-vous de hâter l'exécution des ordres. »

Il suit des yeux le général Mortier qui quitte la salle.

« J'aime le pouvoir, moi, mais c'est en artiste que je l'aime. Je l'aime comme un musicien aime son violon pour en tirer des sons, des accords et de l'harmonie. »

Comprennent-ils cela, ceux qui s'opposent à moi ?

Ils interviennent au Tribunal. Ils contestent l'utilité de mettre en place des tribunaux spéciaux. Ils murmurent. Qui sont-ils pour se permettre cela ?

« Ils sont douze à quinze métaphysiciens, bons à jeter à l'eau. C'est une vermine que j'ai sur les habits..., dit Napoléon à Roederer. Il ne faut pas croire que je me laisserai attaquer comme Louis XVI. Je ne le souffrirai pas. »