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Que peuvent-ils, d'ailleurs, dès lors que le peuple m'acclame ? et que l'armée m'est fidèle ?

Et pour cela, il faut une paix victorieuse.

Elle semble encore difficile en ce début de l'année 1801. L'Autriche a été battue en Allemagne et en Italie. L'Angleterre est irréductible, mais on peut l'isoler par la paix et des alliances sur le continent et ainsi la menacer, la contraindre à traiter.

Napoléon écrit à Joseph, qui négocie à Lunéville avec M. de Cobenzl, représentant à Vienne.

« Que l'Autriche se hâte de devenir raisonnable... Faites sentir à M. de Cobenzl que tous les jours changent sa position, et si les hostilités recommencent, les bornes de ma puissance pourront bien être aux Alpes juliennes et à l'Isonzo... »

Cela, c'est pour Vienne. Reste le grand projet : réussir à devenir l'allié du tsar Paul Ier.

Napoléon reçoit ses envoyés, Kolytchef et le général Sprengportern. Il faut les accueillir avec considération aux Tuileries ou à la Malmaison, les éblouir.

Une alliance avec Saint-Pétersbourg, c'est la voie ouverte au rêve d'un partage, entre la France et la Russie, de l'Empire turc, l'hypothèse d'expéditions conduites de concert contre les Indes, la possibilité de tenir tout le continent européen entre les mâchoires de l'alliance, et de faire ainsi plier l'Angleterre. De la contraindre à reconnaître les acquisitions françaises de la rive gauche du Rhin, que depuis 1792 elle récuse.

Napoléon s'avance vers le général Sprengportern, qu'il a invité à dîner aux Tuileries. L'envoyé russe est très entouré. Près de lui, se trouve l'ambassadeur de Prusse en France, qui est le marquis de Lucchesini. Et la Prusse peut aussi être sur le continent l'un des alliés.

Il faut étonner ces diplomates, leur montrer la richesse et la force.

Napoléon a revêtu l'habit rouge brodé d'or de Premier consul. Il porte, suspendue à son baudrier, une épée richement ornée. Il la décroche, la tend au général Sprengportern, lui explique qu'il a fait enrichir l'arme des plus beaux diamants de la couronne, le diamant du Sancy au pommeau, celui du régent sur la coquille. L'épée passe de main en main, revient à Napoléon, qui la suspend d'un geste lent.

« On n'a rien fondé que par le sabre », dit-il.

Quelques jours plus tard, Louis XVIII, qui s'était réfugié à Saint-Pétersbourg, est invité par le tsar Paul Ier à quitter la ville. Et Joseph peut annoncer à Napoléon que l'Autriche a signé à Lunéville le traité de paix, qui reprend pour l'essentiel celui de Campoformio et confirme donc la cession de la rive gauche du Rhin à la France. Anvers, « ce pistolet chargé sur le cœur de l'Angleterre », reste sous le contrôle français. La République cisalpine s'agrandit. La France peut intervenir dans les affaires allemandes.

Napoléon est l'héritier fidèle de la politique révolutionnaire.

Au sud de l'Europe, l'Espagne, prenant acte du traité de Lunéville, signe le traité d'Aranjuez. Madrid s'engage à faire la guerre au Portugal, allié de l'Angleterre. En Italie, Parme et Plaisance sont cédées à la France.

À l'annonce de la signature du traité de Lunéville, Paris, qui fête le carnaval, retentit de cris de joie.

Napoléon se présente à la fenêtre de son cabinet de travail des Tuileries. Il voit cette foule, semblable à celle qui s'était rassemblée au lendemain de Marengo. Il donne l'ordre aux musiques de la Garde et de la garnison de Paris de jouer pour animer dans les rues un grand bal populaire.

Il s'arrache un instant à la contemplation de ces scènes de liesse, s'installe à sa table, écrit à Joseph : « Il me reste un mot à vous dire ; la nation est contente du traité, et moi j'en suis parfaitement satisfait. Mille choses à Julie. »

Il convoque le préfet de police. Il veut que celui-ci se rende dans chaque quartier, accompagné des maires, qu'on proclame devant le peuple la paix et qu'on lise la déclaration qu'il vient de rédiger :

« Français, une paix glorieuse a terminé la guerre du continent. Vos frontières sont reportées aux limites que leur avait marquées la nature. Des peuples longtemps séparés de vous se rejoignent à vos frères et accroissent d'un sixième votre population, votre territoire et vos forces. Ces succès, vous les devez surtout au courage de nos guerriers... mais aussi à l'heureux retour de la Concorde, à cette union de sentiments et d'intérêts qui plus d'une fois sauva la France de sa ruine. »

Il demeure seul.

La paix ? Il la veut. Il l'a presque obtenue. Il reste à l'imposer à l'Angleterre. La partie qui se joue est simple. Il tient le continent européen. L'alliance avec la Russie est la clé de cette pacification continentale, qui suppose la mise au pas de l'Autriche, ce qui est fait, et donc une présence de la France en Allemagne et en Italie.

Pourra-t-on garder ensemble tous les pions ? Contrôler le sud et le nord de l'échiquier, l'Est et l'Ouest ?

Et combien de temps l'Angleterre s'obstinera-t-elle ?

Mais telles sont les données. Il n'est pas en son pouvoir de les changer, dès lors que la France veut, et c'est le legs de la Révolution, conserver la rive gauche du Rhin.

Impossible d'y renoncer. C'est le cœur sacré de l'héritage.

Lorsque, dans les grands salons des Tuileries, les délégations se succèdent pour le féliciter de la paix enfin conclue, Napoléon s'attarde avec les représentants de Bruxelles : « Les Belges sont français, dit-il avec solennité, comme le sont les Normands, les Alsaciens, les Languedociens, les Bourguignons... Quand même l'ennemi aurait eu un quartier général au faubourg Saint-Antoine, le peuple français n'aurait jamais ni cédé ses droits, ni renoncé à la réunion de la Belgique. »

Les représentants belges saluent avec reconnaissance et enthousiasme. On acclame Napoléon.

Il semble soucieux. La paix est-elle possible alors ?

Il se rend au château de Neuilly, où Talleyrand donne une fête somptueuse pour célébrer le traité. On y écoute le poète Esménard exalter le Premier consul. C'est lui qu'on honore, plus que la paix. Des émigrés rentrés d'exil, les ambassadeurs, les plus jolies femmes de Paris se pressent autour de lui, qui se contente de passer, souriant et distant.

« Du triomphe à la chute, il n'y a qu'un pas. »

Cette pensée, avec laquelle il joue, lui vient chaque fois qu'il connaît un succès, que la foule l'acclame.

L'idée que la gloire est fugitive, que le pouvoir dont il dipose reste précaire ne le tourmente pas. Elle est en lui, simplement, comme une réalité qu'il constate, qu'il ne doit pas oublier parce qu'il sait d'où il vient, et qu'il a vu, il le répète à Bourrienne, ce 12 avril 1801, « dans les plus grandes circonstances qu'un rien a toujours décidé des plus grands événements ».

Bourrienne lui tend les dépêches que vient d'apporter aux Tuileries le courrier du Nord.

Napoléon lit.

Le tsar Paul Ier a été étranglé dans son palais, le 24 mars, et son fils Alexandre, sans doute complice des assassins, a été couronné. Officiellement, Paul Ier est mort d'apoplexie. On exulte dans tous les milieux russes qui tenaient à l'alliance anglaise. On triomphe à Londres.

Napoléon s'est immobilisé au centre de la pièce.

Il froisse la dépêche au moment où entre dans son cabinet Fouché, qui vient d'obtenir par ses propres sources un récit de l'assassinat. Paul Ier a été étouffé avec son écharpe et il a eu le crâne défoncé par le pommeau d'une épée, dans sa propre chambre. Les conjurés ont mis trois quarts d'heure pour le tuer.

Napoléon a une expression de révolte et de dégoût.

- Quoi ! s'exclame-t-il, un empereur n'est même pas en sûreté au milieu de ses gardes !