Fouché commence à expliquer que la Russie est coutumière de ces faits, mais Napoléon l'interrompt. Il veut rester seul avec Bourrienne.
Il va d'un bout de la pièce à l'autre.
Il pense à son propre destin, dans ce palais. Quoi qu'en dise Fouché, celui qui gouverne est toujours une cible. N'a-t-on pas voulu le tuer, il y a seulement quelques semaines, rue Saint-Nicaise ? Même si les tribunaux ont condamné à mort François Carbon et Saint-Réjeant, on n'a retrouvé ni Limoëlan, l'un des trois hommes qui ont conçu la « machine infernale », ni leur inspirateur, Georges Cadoudal. Et certains jacobins doivent continuer d'aiguiser leurs poignards. Et que dire des généraux ? D'un Moreau, d'un Bernadotte, jaloux, persuadés qu'ils pourraient occuper la place de Premier consul ?
Mais ce n'est pas le pire. Un côté de l'échiquier lui échappe.
- J'étais sûr de porter avec le tsar, dit Napoléon, un coup mortel à la puissance anglaise aux Indes. Une révolution de palais renverse tous mes projets !
Comment ne pas penser que derrière les assassins du tsar se cachent les Anglais, comme ils sont les bailleurs de fonds et les soutiens de Cadoudal ?
Londres veut à tout prix empêcher l'Europe continentale d'être en paix. Elle vient d'adresser un ultimatum aux puissances du Nord, qui, avec le Danemark, ont constitué une ligue des Neutres. L'Angleterre veut que les ports soient ouverts à ses marchandises, et elle s'arroge le droit de visiter tous les navires. L'escadre de Nelson vient, pour imposer ces exigences, de pénétrer en Baltique, afin de menacer Copenhague.
- Écrivez, dit Napoléon à Bourrienne.
L'opinion doit comprendre que l'Angleterre fait obstacle à la paix, « une paix nécessaire au monde ». Napoléon dicte quelques lignes qui doivent être publiées par Le Moniteur :
« Paul Ier est mort dans la nuit du 23 au 24 mars. L'escadre anglaise a passé le Sund. L'histoire nous apprendra les rapports qui peuvent exister entre ces deux événements. »
Puis il répète : « Un empereur, au milieu de ses gardes. »
Le 21 avril 1801, le jour où François Carbon et Saint-Réjeant, deux des responsables de l'attentat de la rue Saint-Nicaise, sont guillotinés, Napoléon reçoit Monge et Laplace, deux savants qui sont aussi des sénateurs.
Napoléon montre le rapport de police qui raconte les détails de l'exécution.
Les deux chouans, au moment de monter sur l'échafaud, ont crié : « Vive le Roi ! »
Tourné vers Monge et Laplace, Napoléon dit lentement, comme s'il méditait à haute voix : « Il faut que le peuple français me souffre avec mes défauts, qu'il trouve en moi quelques avantages. »
Il s'interrompt, puis répète ce qu'il a déjà dit au Tribunat : « Je suis soldat, enfant de la Révolution, sorti du sein du peuple, mon défaut est de ne pouvoir supporter les injures. Je ne souffrirai pas qu'on m'insulte comme un roi. »
10.
Napoléon se regarde dans le miroir que tient Roustam, le mamelouk. Constant, le premier valet de chambre, approche. Il porte, posés sur un plateau de métal doré, le rasoir anglais, qu'on aiguise ou qu'on change chaque matin, et le savon, lui aussi de fabrication anglaise.
Mais Napoléon s'attarde sans saisir aussitôt le rasoir comme il le fait d'habitude afin, en quelques grands coups rapides de lame, repoussant un savon qu'il fait à peine mousser, de se raser.
Napoléon continue de se dévisager.
Hier, en fin d'après-midi, dans l'atelier de David, il a longuement détaillé l'esquisse du tableau que le peintre vient de commencer. C'est donc ainsi qu'on va le voir, enveloppé dans une cape, sous un ciel sombre, maîtrisant un cheval noir qui se cabre, crinière et queue au vent, cependant que passent, au bord des abîmes alpins, les soldats poussant leurs pièces de canon.
« Bonaparte franchissant le Saint-Bernard », a murmuré David en présentant son tableau.
Le visage que lui a prêté David ressemble bien peu à celui qu'il voit dans le miroir. Celui du peintre est plein, la peau est lisse et blanche, les traits en sont harmonieux. Ce matin, il a au contraire les yeux enfoncés, la peau d'un jaune presque sombre, le menton apparaissant trop long dans un visage maigre.
Mais peut-être est-il le seul à se voir tel qu'il est ? Peut-être la vérité est-elle devenue celle que peint David ? Et le voit-on déjà comme un héros, un fils de roi ?
Il se tourne. Brusquement, il étouffe. Chaque matin, il exige pourtant que Roustam ouvre les fenêtres. Il ne supporte pas l'atmosphère renfermée, les odeurs trop fortes de la nuit et du corps.
- Ouvre, lance-t-il à Roustam, que je respire l'air que Dieu a fait.
Le ciel est bas, il fait frais. Il est à peine plus de sept heures, et le soleil ne peut percer, en ce mois de mai, cette couche de brume grise.
Napoléon se rase en quelques minutes. Constant a eu raison de le convaincre de se raser lui-même. Il ne supportait pas de se livrer immobile aux mains d'un autre. Qu'importe s'il se rase superficiellement.
Il s'asperge le visage d'eau de Cologne, puis il entre dans son bain brûlant. La pièce est déjà envahie par la buée. Il aime ce contact douloureux avec l'eau très chaude, qui lui donne la mesure exacte de son corps et calme l'irritation presque endémique de sa peau.
Il demeure ainsi de longues minutes. C'est dans cette baignoire qu'il est le plus apaisé. Et parfois, au milieu de la nuit, il se plonge dans cette eau chaude, afin de se détendre.
Hier soir, il y a eu ces reproches de Joséphine, à laquelle il avait confié, avec malignité, il en convient, que Lucien, à Madrid, avait reçu une proposition de la cour et du prince Godoy, offrant l'infante Isabelle comme éventuelle épouse du Premier consul si celui-ci se décidait enfin à divorcer. Joséphine ne cède jamais à une colère, mais elle a pris son visage de sainte pleureuse.
Il ne supporte pas ces mines et ces lamentations. Il a lancé qu'il voulait organiser, malgré la nuit tombante, une chasse. Joséphine s'est enfin laissé emporter par ses ressentiments.
- Une chasse, tu n'y penses pas, Bonaparte, toutes nos bêtes sont pleines, a-t-elle protesté.
Il a répondu qu'il allait y renoncer, en ajoutant, comme une dernière flèche : « Tout ici est prolifique, excepté Madame. »
Cruel ? Mais ne dit-il pas la vérité ?
Quant au mariage espagnol négocié par Lucien - comme si j'étais un fils de roi, en effet -, Napoléon n'en veut pas. Il l'a dit à Volney hier soir : « Si j'étais dans le cas de me marier encore une fois, ce n'est pas dans une maison en ruine que j'irais chercher une femme. »
Mais que comprend Lucien ? Il a dû se faire acheter, puisqu'il a accepté la politique de ce prince Godoy qui, malgré ses engagements, n'a fait qu'une guerre ridicule au Portugal, une « guerre des oranges » pour conclure rapidement un traité de Badajoz avec Lisbonne. Et, selon Fouché, Lucien et le prince Godoy se sont partagé trente millions de francs. Et Lucien a eu la naïveté ou l'audace de réclamer un portrait du Premier consul pour l'offrir au prince Godoy !
Bourrienne est entré dans la salle de bains. Malgré la buée, il s'installe pour lire ou écrire sous la dictée. Napoléon commence à dicter une lettre à Lucien : « Je n'enverrai jamais mon portrait à un homme qui tient son prédécesseur au cachot et qui emploie les moyens de l'Inquisition. Je puis m'en servir, mais je ne lui dois que du mépris. »
Napoléon sort de la baignoire. Roustam lui asperge tout le corps d'eau de Cologne puis commence à le frictionner avec une brosse : « Frotte fort, comme sur un âne », dit Napoléon.
Puis il passe dans le cabinet de toilette, où Constant se tient, présentant à Napoléon sa culotte de casimir blanc. Chaque jour elle est tachée de traces d'encre, puisque parfois Napoléon y essuie sa plume, ou bien maculée par le tabac râpé gros que prise le Premier consul.