Bourrienne commence à lire les dernières lettres arrivées. Il en est deux de Lucien.
Lucien proteste, s'excuse : « Je ne nie point qu'il me manque beaucoup de choses, je sais depuis longtemps que je suis trop jeune pour les affaires. »
Bourrienne hésite à lire la suite, puis reprend.
« Je veux me retirer en conséquence pour acquérir ce qui me manque... Je ne connais qu'une puissance capable de me retenir en Espagne, c'est la mort. »
Napoléon reconnaît là les excès de Lucien, son énergie aussi, sa jalousie, sa haine de Joséphine quand il évoque « un nouveau torrent de calomnies et de disgrâces... On me déchire dans votre salon jusqu'à m'accuser de viol, d'assassinat prémédité, d'inceste ».
Assez !
Lucien, à Madrid, s'est laissé prendre à des « cajoleries de cour ». Il est de ceux que les flatteurs corrompent, de ceux qui se laissent acheter.
Sur qui puis-je donc vraiment compter dans cette famille ? Ma famille ! Jérôme sert dans l'escadre de l'amiral Ganteaume, qui vient de remporter un petit succès en Méditerranée. Mais sans être capable de porter secours à ce qui reste de l'armée d'Égypte. Et alors qu'il faudrait, puisque l'Angleterre refuse de signer la paix et que la flotte de Nelson bombarde Copenhague, avoir une marine audacieuse et puissante. Si Jérôme pouvait devenir mon œil et mon bras sur l'Océan ! Il faut l'encourager. Lui écrire.
« J'apprends avec plaisir, dicte Napoléon, que vous vous faites à la mer. Ce n'est plus que là qu'il y a de la gloire à acquérir. Montez sur les mâts ; apprenez à étudier les différentes parties du vaisseau ; qu'à votre retour de cette sortie on me rende compte que vous êtes aussi agile qu'un bon mousse. Ne souffrez pas que personne fasse votre métier. J'espère que vous êtes à présent dans le cas de faire votre quart et votre point. »
N'ai-je pas été d'abord bon artilleur ?
Il a maintenant revêtu son uniforme de colonel de la Garde, et avant de se rendre dans la salle des rapports où l'attendent le général Junot et d'autres officiers, il lit, dans son cabinet, l'analyse des journaux établie par son bibliothécaire particulier, Ripault, puis celle des livres parus dans la décade.
Il ne veut pas que ces journaux, ces livres reproduisent les calomnies que la presse anglaise et les pamphlétaires qu'elle paie répandent en Europe. C'est ainsi qu'on détruit des institutions et la confiance qu'on doit à ceux qui gouvernent. Il l'a dit à Saint-Jean-d'Angély, un fidèle pourtant, « avant de crier contre le gouverment, il faudrait se mettre à sa place... »
Puis, assis à sa table, seul dans son cabinet, il consulte les rapports de sa police personnelle qui double et surveille celle de Fouché. De qui peut-on être sûr ?
Le tsar a été assassiné dans sa chambre même, au cœur de son palais. Et son propre fils, Alexandre, était complice !
Au sommet du pouvoir, tout est possible et tout s'oublie.
Il a bien fallu envoyer Duroc à Saint-Pétersbourg pour nouer de bonnes relations avec Alexandre Ier et accepter la fable de la mort de Paul Ier à la suite d'une apoplexie !
Mais je ne suis pas fils de roi. Je me défendrai donc.
Il prend la plume, écrit à Fouché : « Voici, citoyen ministre, des notes sur la fidélité desquelles je peux compter. »
Il transmet à Fouché les renseignements qu'il a obtenus sur Georges Cadoudal, qui est toujours en France, et sur ceux qu'il appelle « les satellites de Georges et ses expéditionnaires habituels ».
Il faut s'emparer d'eux, morts ou vifs.
Il se lève. Il doit encore entendre les rapports du général Junot, puis il en aura terminé avec les préliminaires de sa journée.
Alors commenceront vraiment les choses importantes !
11.
Aujourd'hui 22 mai 1801, il attend, en cette fin d'après-midi, Mgr Spina, archevêque de Corinthe, envoyé du pape.
Napoléon sort dans le parc de la Malmaison. Il fait doux. Il se retourne et aperçoit, dans le salon du pavillon sud, Talleyrand et l'abbé Bernier. Il a chargé ces deux hommes de négocier avec Mgr Spina, arrivé à Paris depuis plusieurs mois, un concordat avec le pape. Mais les conversations piétinent.
Il sait bien que Talleyrand, évêque ayant prêté serment à la Constitution civile du clergé, attaché au mariage des prêtres - et pour cause, il songe à se marier - est réticent à cet accord. Et bien d'autres, idéologues, savants comme Monge ou Laplace, généraux qui font profession d'athéisme, et tant de voltairiens d'occasion sont hostiles à tout rapprochement avec le pape.
Que comprennent-ils à ma politique ? Pour pacifier et tenir le pays, il faut un retour à la religion.
Il l'a expliqué aux uns et aux autres. « Après une armée victorieuse, je ne connais point, dit-il, de meilleurs alliés que les gens qui dirigent les consciences au nom de Dieu. »
Il faudra le redire. Et surtout prendre en main directement la négociation, comme chaque fois que l'enjeu est d'importance. Et lequel ne l'est pas quand on gouverne ?
C'est pour cela que le diplomate François Cacault est parti pour Rome avec des instructions précises. « Traitez le souverain pontife comme s'il avait deux cent mille hommes ! » lui a dit Napoléon.
Mais ce n'est pas parce que l'adversaire est puissant qu'il faut le ménager ou capituler devant lui.
Après tout, Henri VIII a fondé la religion anglicane. D'autres souverains sont protestants. Et les rois de France étaient gallicans !
Pourquoi faudrait-il que je m'incline ?
L'abbé Bernier vient à sa rencontre. Napoléon a confiance dans cet ancien agent général de l'armée vendéenne, rallié par ambition et réalisme. Bernier a un corps de paysan, mais il parle avec la douceur persuasive d'un curé et possède l'intelligence et l'habileté d'un jésuite.
Mgr Spina vient d'arriver, annonce Bernier. Il faut l'accueillir avec urbanité et en même temps l'inquiéter, lui montrer qu'on ne cédera sur rien d'essentiel. Lui faire comprendre qu'il peut en coûter cher à la papauté si elle refuse l'accord. Elle perdra les Légations, ces territoires auxquels elle tient.
Dès les premières phrases, Napoléon voit passer l'inquiétude dans les yeux de Mgr Spina. Il faut l'impressionner plus encore, renoncer au langage douceâtre et dissimulé de la diplomatie romaine.
- C'est avec moi qu'il faut vous arranger, dit Napoléon tout en marchant dans le salon.
Parfois il s'arrête pour aspirer une prise de tabac.
- C'est en moi qu'il faut avoir confiance, reprend-il, et c'est moi seul qui peux vous sauver !
Il s'approche de l'archevêque.
- Vous réclamez les Légations ? Vous voulez être débarrassé des troupes françaises ? Tout dépendra de la réponse que vous ferez à mes demandes, et particulièrement au sujet des évêques.
Spina se tasse sur son siège. Il balbutie. C'est comme si chaque mot que prononçait Napoléon le frappait.
C'est maintenant qu'il faut donc charger furieusement, comme à la guerre.
- Je suis né catholique et je n'ai rien plus à cœur que de rétablir le catholicisme, commence Napoléon d'une voix lente.
Puis tout à coup il parle sur un ton saccadé.
- Mais le pape s'y prend de manière à me donner la tentation de me faire luthérien ou calviniste, en entraînant avec moi toute la France.
Maintenant il martèle les phrases, les accompagnant d'un mouvement de la main.
- Que le pape change de conduite et qu'il m'écoute ! dit-il. Sinon, je rétablis une religion quelconque, je rends au peuple un culte avec les cloches et les processions, je me passe du Saint-Père et il n'existera plus pour moi.