Il tourne le dos à l'archevêque, se dirige vers le parc, et lance :
- Envoyez aujourd'hui même un courrier à Rome pour lui dire tout cela.
Il est satisfait. Au moment de quitter la Malmaison, Spina a parlé avec la douceur de quelqu'un qui est déjà soumis.
« On peut donner une impulsion aux affaires, dit Napoléon à Talleyrand, après elles vous entraînent. »
Il est persuadé d'avoir trouvé le ton juste, celui de quelqu'un qui ne se laisse pas impressionner par un adversaire, fût-il le pape. Il sait ce qu'il veut, un concordat qui lui laisserait le droit de désigner les évêques. L'accord rendrait à la papauté l'autorité sur l'Église de France, mais en échange de la perte de sa prééminence. Le catholicisme ne serait plus que la religion pratiquée par le Premier consul, et l'Église renoncerait à ses biens vendus comme biens nationaux.
Il est sûr d'avoir les meilleures cartes en main dès lors qu'il ne craint pas de les jouer. Et un homme, fût-il pape, pourrait-il l'en empêcher ?
L'abbé Bernier lui a confié que Spina a murmuré que le Premier consul lui « fait perdre la boussole ».
Tant mieux ! C'est ainsi qu'on l'emporte.
Quelques jours plus tard, Napoléon retrouve Mgr Spina dans les jardins illuminés du château de Neuilly. L'archevêque s'avance vers lui, au milieu des invités rassemblés par Talleyrand, pour fêter le voyage en France du roi et de la reine d'Étrurie, ce grand duché de Toscane que Napoléon a voulu rebaptiser. Le souverain est Louis de Bourbon, gendre du roi d'Espagne. Napoléon est entouré d'une foule empressée. Il observe le couple royal. Ce sont les premiers Bourbons qui reparaissent en France depuis la Révolution.
Il éprouve une intense satisfaction. Il accueille en maître le descendant de l'illustre famille. Et même si c'est Louis de Bourbon qu'on reçoit, c'est le Premier consul que les poètes encensent. C'est pour lui qu'on chante ces airs italiens. C'est à son intention qu'on a dressé un vaste décor qui représente la place du Palazzo Vecchio de Florence.
Mgr Spina lui annonce que le cardinal Consalvi, secrétaire d'État du Vatican, a quitté Rome pour Paris afin de conclure la négociation du concordat.
Napoléon écoute avec un léger sourire cette nouvelle qu'il connaît déjà, qui confirme qu'il a traité Spina comme il le fallait.
Louis de Bourbon s'approche, dit à Napoléon :
- Ma in somma, siete Italiano, siete nostro.
Que croit-il, ce Bourbon que j'ai fait roi ? Que j'ai quelque chose de commun avec lui ? Moi, italien ? Moi ?
Il répond sèchement :
- Je suis français.
Il aime la France. Il se souvient de ses premières années à Autun et à Brienne, de la façon dont on se comportait avec lui, des moqueries subies, de son accent, du désir qu'il avait de retourner en Corse et d'être aux côtés de Paoli, le libérateur de ce peuple.
Mais il n'a plus aucune pensée pour l'île de son enfance. Il ne reste d'elle que sa famille, ses frères et sœurs, sa mère. Il connaît leurs défauts. Mais ils se sont arrachés, avec lui, de la Corse. Ou on les a chassés. Et il est devenu, parmi les hommes de France, ses soldats d'Italie ou d'Égypte, français.
Il connaît ce pays, qui ne lui a pas été donné mais qu'il a conquis et dont il veut la grandeur. Au fond, lui et cette nouvelle nation surgie en 1789 sont nés ensemble. Mais il ne se contente pas de cela. Car la France ne commence pas avec la Révolution. Il veut donc que la fusion de tous ces âges de l'histoire française s'opère par lui. Et il le peut seul, parce qu'il n'est d'aucun clan politique, qu'il vient d'ailleurs, que la mémoire de ce pays, il l'a acquise dans les livres d'histoire. Il ne regrette pas le temps d'avant 1789. Mais il sait que cet « avant » existe. Et c'est pourquoi, aussi, il veut la paix intérieure, le Concordat, pour que la pacification religieuse établisse définitivement l'ordre dans la société et les âmes.
Il dit à Bourrienne :
- Je suis convaincu qu'une partie de la France se ferait protestante, surtout si je favorisais cette disposition ; mais je le suis encore davantage que la grande partie resterait catholique...
Il médite, pensif.
- Je crains les querelles religieuses, reprend-il, les dissensions dans les familles, des troubles inévitables. En relevant la religion qui a toujours dominé dans le pays et qui domine encore dans les cœurs et en laissant les minorités exercer librement leur culte je suis en harmonie avec la nation et je satisfais tout le monde.
Il montre à Bourrienne un livre qu'Élisa lui a apporté. L'auteur, François René de Chateaubriand, est un émigré rentré d'exil qui fréquente le salon de la sœur de Napoléon. Son livre, Atala, exalte le génie du christianisme. Voilà le sentiment de ce peuple, ce qu'il désire aujourd'hui.
Il pense fréquemment à la religion, durant ce printemps 1801, alors que se poursuit la négociation avec les envoyés du pape.
Il séjourne le plus souvent à la Malmaison, où il réunit chaque jour le Conseil, les ministres. Le soir, dans la fraîcheur qui monte du parc et des bois, Joséphine préside aux réceptions. Il accueille le roi et la reine d'Étrurie. Il galope et il chasse, malgré Joséphine.
Il se promène dans le parc.
Un soir, il invite Thibaudeau à l'accompagner. Il apprécie cet ancien conventionnel, devenu membre du Conseil d'État et qu'il moque en l'appelant « le jacobin poudré ». Mais c'est un bon interlocuteur.
- Tenez, lui dit Napoléon en marchant lentement, j'étais ici dimanche dernier, me promenant dans cette solitude, dans ce silence de la nature. Le son de la cloche de Rueil vint tout à coup frapper mon oreille. Je fus ému, tant est forte la puissance des premières habitudes et de l'éducation !
Il jette un coup d'œil à Thibaudeau, qui l'approuve.
- Je me dis alors, continue Napoléon, quelle impression cela ne doit-il pas faire sur les hommes simples et crédules !
Il s'arrête, prend Thibaudeau par le bras.
- Que vos philosophes, que vos idéologues répondent à cela ! Il faut une religion au peuple. Il faut que cette religion soit dans la main du gouvernement. Cinquante évêques émigrés et soldés par l'Angleterre conduisent aujourd'hui le clergé français. Il faut détruire leur influence. L'autorité du pape est nécessaire pour cela...
Il recommence à marcher, restant plusieurs minutes silencieux, puis il murmure :
- On dira que je suis papiste. Je ne suis rien. J'étais mahométan en Égypte ; je serai catholique pour le bien du peuple.
Il fixe Thibaudeau. Peut-on tout dire de ce que l'on pense ?
- Je ne crois pas aux religions, confie-t-il. Mais l'idée d'un Dieu... !
Il montre le ciel.
- Qui est-ce qui a fait tout cela ?
Il écoute, la tête penchée, Thibaudeau argumenter que même si l'on croit en Dieu, le clergé n'est pas nécessaire.
Napoléon secoue la tête. Thibaudeau est-il si naïf ?
- Le clergé existe toujours, dit Napoléon. Il existera tant qu'il y aura dans le peuple un esprit religieux, et cet esprit lui est inhérent... Il faut donc rattacher les prêtres à la République.
Il se sent libre, mais il connaît la force que représentent les préjugés. Il faut compter avec eux quand on veut gouverner un peuple.
Il a revêtu le costume rouge brodé d'or de Premier consul, et il porte au côté l'épée consulaire sertie de diamants, pour recevoir le cardinal Consalvi, qui vient enfin d'arriver à Paris.
Il le voit s'avancer dans le grand salon de réception des Tuileries où sont rassemblés les ministres et les représentants des Assemblées. Tous ont revêtu leur tenue d'apparat. Il faut que cette audience soit solennelle.