Il va au-devant du cardinal Consalvi, qui est en habit noir, bas et colette rouge, et chapeau à glands de cardinal de la curie romaine.
C'est une nouvelle partie qui commence, et Napoléon doit la gagner.
- Je vénère le pape, qui est excellent, commence-t-il à voix basse, et je désire m'arranger avec lui, mais je ne puis admettre les changements que vous avez imaginés à Rome... On vous présentera un autre projet. Il faudra absolument que vous le signiez dans cinq jours.
Consalvi paraît décontenancé. Il doit en référer à Rome, dit-il.
- Cela ne se peut pas.
Napoléon a à peine haussé le ton, mais son regard oblige Consalvi à baisser la tête.
- J'ai les raisons les plus graves de ne plus accorder le moindre délai, ajoute-t-il. Vous signerez dans cinq jours, ou tout sera rompu et j'adopterai une religion nationale. Rien ne me sera plus facile que de réussir dans cette entreprise.
Il a tracé le plan de bataille. Que Joseph Bonaparte conduise maintenant avec l'abbé Bernier la négociation.
Lorsqu'il revoit Consalvi, le 2 juillet, à la Malmaison, il semble qu'on approche d'un accord.
- Vous savez, dit Napoléon en souriant, quand on ne s'arrange pas avec le bon Dieu, on s'arrange avec le Diable.
Il n'écoute même pas les protestations de Consalvi. Il ne prête pas attention à sa nervosité. Il n'est pas préoccupé. Le projet doit aboutir.
Il reste à la Malmaison. Il est fiévreux. Il vomit. Il ressent parfois de violentes douleurs au côté. Il pense qu'il faut vivre avec la maladie, qu'on peut en dompter les effets. Mais il a confiance en son nouveau médecin, Corvisart. Il tend son bras. Corvisart place des vésicatoires. La peau gonfle. Il éprouve une sensation de brûlure. Et il ne peut donner d'audience. Mais il peut lire, écrire. Il ne veut pas être l'esclave de son corps.
- L'état de maladie, dit-il, est un moment opportun pour s'arranger avec les prêtres.
Dans la matinée du 14 juillet, alors qu'il s'apprête à présider la fête de la Concorde et qu'il achève de dicter la proclamation dans laquelle il célèbre « la paix continentale », la fin prochaine des « divisions religieuses » et la disparition des « dissensions politiques », et au terme de laquelle il dit : « Jouissez, Français, jouissez de votre position, tous les peuples envient votre destinée », Joseph entre dans son cabinet de travail.
Il a une expression qui hésite entre la contrition, l'inquiétude et la satisfaction.
Napoléon se sent emporté par l'impatience. Que Joseph lui donne le texte auquel il a abouti avec Consalvi. Il prend les feuillets, les parcourt, les jette dans la cheminée où, malgré la chaleur, il a fait faire du feu. Pourquoi donc Joseph a-t-il accepté toutes ces concessions ? Lui ne cédera pas.
Le soir, au dîner qu'il offre aux Tuileries, il apostrophe le cardinal Consalvi. Il veut employer un ton méprisant, montrer sa force et sa colère.
- Eh bien, monsieur le cardinal, lance-t-il, vous avez voulu rompre ! Soit. Je n'ai pas besoin du pape. Si Henri VIII, qui n'avait pas la vingtième partie de ma puissance, a su changer la religion de son pays et réussir dans ce projet, bien plus le saurai-je faire..
Les deux cent cinquante invités au dîner ont les yeux tournés vers Napoléon et Consalvi.
Il faut frapper encore plus fort.
- En changeant la religion en France, reprend Napoléon, je la changerai dans presque toute l'Europe, partout où s'étend l'influence de mon pouvoir. Rome s'apercevra des pertes qu'elle aura faites ; elle les pleurera, mais il n'y aura plus de remède.
Napoléon s'éloigne de Consalvi, ajoute d'une voix haute pour que tous les invités entendent :
- Vous pouvez partir, c'est ce qui vous reste de mieux à faire. Vous avez voulu rompre, eh bien, soit, puisque vous l'avez voulu.
Ne pas céder. Et pourtant, au fond de soi, il sent une interrogation qui monte. Est-ce la bonne voie ?
On l'entoure. On insiste pour qu'il donne à la négociation une dernière chance.
« Eh bien, lance-t-il à Joseph et à Mgr Consalvi, afin de vous prouver que ce n'est pas moi qui désire rompre, j'adhère à ce que demain les commissaires se réunissent pour la dernière fois. Qu'ils voient s'il y a possibilité d'arranger les choses, mais si on se sépare sans conclure, la rupture est regardée comme définitive et le cardinal pourra s'en aller. »
Dans la nuit du 15 au 16 juillet, à deux heures du matin, le Concordat est signé.
Le lien est rompu entre les royalistes et l'Église. Les prêtres vont être dans la main du pouvoir. Et il pourra choisir les évêques.
Napoléon savoure cet instant.
Il est le pacificateur. Il a imposé ses vues au trône millénaire du pape. Comme ne l'ont fait, dans toute l'histoire, que quelques souverains. Il est désormais l'un de ceux-là.
Il s'approche de la fenêtre. Il pleut. Il est seul. Il écrit à Joséphine qui, en compagnie d'Hortense, prend les eaux à Plombières et à Luxeuil.
« Il fait si mauvais temps, que je suis resté à Paris. Malmaison sans toi est trop triste. La fête a été belle, elle m'a un peu fatigué. »
Troisième partie
La paix est le premier des besoins
comme la première des gloires
Juillet 1801 - Mars 1802
12.
Napoléon galope depuis plus de deux heures, allant au hasard, sautant des ruisseaux et des haies, s'enfonçant dans les bois. Il a reconnu ceux du Butard, qu'il vient d'acheter pour agrandir encore le domaine de la Malmaison. Parfois il traverse l'aire de l'une de ses fermes qui se trouvent sur le domaine. Les paysans s'écartent, surpris. Mais il ne s'arrête pas. Il aime ainsi chevaucher de longs moments, suivi seulement par Roustam, son mamelouk, ou par un aide de camp. C'est comme s'il était seul. Il a besoin de cette dépense physique. Il faut qu'il éprouve la résistance et l'agilité de son corps. Il ne peut rester enfermé jour après jour dans l'un de ses salons ou de ses cabinets, dont certains de ses ministres ne sortent jamais, passant de l'un à l'autre. Ils sont d'ailleurs effarés, effrayés même, quand ils apprennent qu'il a ainsi fait une course dans la campagne et les forêts. Est-ce d'un Premier consul qui vient de négocier avec un cardinal secrétaire d'État du souverain pontife ? Mais ce qui les surprend, c'est que, à peine descendu de cheval, il est capable de présider une séance du comité qui prépare le projet de code civil, et qu'il en remontre aux uns et aux autres, et même à Portalis, avocat membre du Conseil d'État, homme de savoir et de réflexion doué d'une mémoire prodigieuse.
Si l'on veut être le premier, on doit l'être partout, montrer à ceux que l'on gouverne qu'ils sont inclus dans un système de pensée et d'action qui les domine et dont on est l'unique organisateur.
« Il faut être un chef partout et en toutes choses, dit-il. »
Il revient vers la Malmaison. C'est le 15 août 1801. Il a trente-deux ans aujourd'hui. Il a traité en maître et imposé sa loi à l'une des plus vieilles maisons régnantes d'Europe, les Habsbourg d'Autriche. Et il a fait plier le souverain pontife. Lui, Napoléon Bonaparte.
Il saute de cheval.
S'il établissait enfin la paix générale en Europe - et pour cela il faut renouer avec la Russie du nouveau tsar, Alexandre Ier, et signer un traité avec l'Angleterre -, alors il aurait vraiment mis fin au temps de troubles qui depuis plus de dix ans ensanglantent la France et l'Europe.
Il entre dans le salon. Il voit Talleyrand, le ministre des Relations extérieures, appuyé à l'une des chaises.
On dit qu'il s'est fait faire une paire de bottes pour pouvoir me suivre à cheval malgré son infirmité.
D'un signe, Napoléon l'appelle. Talleyrand s'approche, claudiquant, l'allure nonchalante cependant, un sourire éclairant à peine son visage.