Napoléon commence à répondre lentement. « Qu'est-ce qu'une famille dissoute ? Que sont les enfants qui n'ont plus de père ? Qui ne peuvent confondre dans les mêmes embrassements les auteurs désunis de leur jour ? Ah, gardons-nous d'encourager le divorce ! De toutes les modes, ce serait la plus funeste. N'imprimons pas le sceau de la faute à l'époux qui en use mais plaignons-le comme un homme auquel il est arrivé un grand malheur. Que les mœurs repoussent la triste ressource que la loi n'a pu refuser aux époux malheureux. »
Il se lève et dit d'une voix forte :
« Il faut que la femme sache qu'en sortant de la tutelle de la famille elle passe sous celle du mari. »
13.
Deux ans déjà, depuis le 18 Brumaire !
Napoléon, en cette nuit du 8 au 9 novembre 1801, ne dort pas. Il ne cherche pas à se souvenir de tout ce qu'il a accompli depuis deux années. Il marche dans son cabinet des Tuileries. Il n'a pas réveillé Roustam. Il ne veut pas prendre un bain chaud.
Il va vers sa table. Il parcourt la proclamation qu'il a rédigée hier soir et qui doit être lue ce matin. Il l'a écrite, comme à son habitude, d'un seul trait : « Français, vous l'avez enfin tout entière, cette paix que vous avez méritée par de si longs et si généreux efforts ! Le monde ne vous offre plus que des nations amies... À la gloire des combats faisons succéder une gloire plus douce pour les citoyens, moins redoutable pour nos voisins. »
Il a dit ce qu'il espère, ce que le peuple souhaite, mais il sait bien que rien n'est achevé et, même s'il a dû en quelques phrases exalter ce qui a été accompli, il est persuadé que tout reste à faire, puisque rien n'est assuré.
La paix ? Londres en a signé les préliminaires, mais chaque jour qui passe montre qu'elle est sur ses gardes, jalouse de ses droits. Sans doute n'est-ce qu'une pause.
Il y a quelques jours, Fox, l'un des grands parlementaires anglais, est venu à Paris. Ils ont parlé, mais Fox s'est à chaque projet montré inquiet.
Lorsqu'il a visité, au Louvre, l'exposition des produits des manufactures françaises, il avait le visage soucieux du représentant d'une nation commerçante qui se rend chez un concurrent.
Quelqu'un a eu la bêtise, en offrant un globe terrestre au Premier consul, de déclarer en montrant du doigt l'Angleterre, combien cette nation était petite ! Fox s'est enflammé : « Oui, a-t-il dit, c'est dans cette île si petite que naissent les Anglais, et c'est dans cette île qu'ils veulent tous mourir. » Puis il a pris le globe entre ses bras et a ajouté : « Pendant leur vie ils remplissent ce globe entier et l'embrassent de leur puissance. »
Je n'ai pu qu'approuver.
Mais à chaque instant je sens la résistance de l'Angleterre, alors que la paix n'est pas encore conclue.
L'annonce du départ pour Saint-Domingue d'une expédition dirigée par le général Leclerc et destinée à reconquérir l'île où les Noirs, avec à leur tête l'un d'eux, Toussaint-Louverture, ont pris le pouvoir, les inquiète. Or, il s'agit d'une colonie française qu'ils ne revendiquent pas.
Qu'est-ce qui les heurte ?
Que Napoléon ait écrit aux habitants de Saint-Domingue en les assurant que, « quelles que soient votre origine et votre couleur », ils sont « tous français, tous libres et tous égaux devant Dieu et devant la République » ?
Les Anglais ont-ils peur de la contagion de la liberté, ou bien plutôt de revoir le sucre et le café de Saint-Domingue briser leur monopole ?
À moins qu'ils n'estiment que, puisque Pauline Bonaparte accompagne en mars le général Leclerc, on envisage de constituer là-bas, en Amérique, un empire français ?
Napoléon s'immobilise au centre de son cabinet.
Il y pense, c'est vrai. Au centre se trouverait Saint-Domingue reconquise, pacifiée ; à l'est, la Martinique et la Guadeloupe ; au sud, la Guyane ; et, au nord, la Louisiane.
Il rêve quelques instants.
Il doit hâter le départ de l'expédition.
Quel champ immense devant lui !
Cet avenir l'appelle. Comment pourrait-il se retourner pour comptabiliser ce qui a été fait depuis deux années ?
Il lit encore quelques phrases de la proclamation : « Français, il y a deux ans, ce même jour vit se terminer vos dissensions civiles, s'anéantir toutes les factions ! »
Mais cela même n'est pas achevé !
Dans les trois Assemblées, une opposition cherche à se constituer.
Au Conseil d'État, au Corps législatif, au Sénat, on fronde, on critique la signature du Concordat !
Factions, pas mortes !
Combien de fois ne l'a-t-il pas dit : « Les grandes assemblées se réduisent à des coteries, et la coterie à la haine. »
Rien n'est fini, jamais.
Il s'assied à sa table, commence à parcourir les lettres que Bourrienne a classées. On le flatte. On le sollicite. On l'accable de propositions.
Il s'arrête un instant sur celle du Conseil général de la Seine, qui propose d'élever un arc de triomphe en l'honneur du Premier consul de la République. Tel est le sort de celui qui gouverne. On aboie à ses basques dans certaines assemblées, et on l'encense dans d'autres.
A-t-il jamais connu autre chose ? Il lui semble qu'il a toujours été le premier. Il a du mal à imaginer sa vie avant. Peut-être a-t-il toujours cru si fort qu'il accéderait au pouvoir suprême qu'il en oubliait le temps qu'il vivait.
Et maintenant, que fait-il d'autre, sinon penser au futur ?
Il commence à répondre au Conseil général.
« L'idée de dédier des monuments aux hommes qui se rendent utiles au peuple est honorable pour les nations, écrit-il.
« J'accepte l'offre du monument que vous voulez m'élever ; que la place reste désignée ; mais laissons au siècle à venir le soin de le construire s'il ratifie la bonne opinion que vous avez de moi.
« Je vous salue affectueusement. »
« L'homme supérieur est impassible : on le blâme, on le loue, il va toujours. »
Mais parfois il faut feindre la colère ou la laisser s'exprimer.
Quand les hommes que j'ai placés au sein des Assemblées ou que j'ai tolérés alors que j'eusse pu les proscrire, se dressent contre moi, je ne peux que dire : « Ce sont des chiens... »
Napoléon ne tient pas en place, il va d'un angle de son cabinet de travail à l'autre, jette un coup d'œil par la fenêtre, un instant distrait par le mouvement des factionnaires de la garde consulaire.
Pourquoi s'encombre-t-il de tribuns, de législateurs, de sénateurs, de conseillers d'État ?
« Jamais les Assemblées n'ont réuni prudence et énergie, sagesse et rigueur », murmure-t-il.
Il se tourne vers Stanislas de Girardin. Ce membre du Tribunat, ami de Joseph, lui est dévoué. Mais ses collègues créent depuis quelques semaines des incidents de procédure. Ils bavardent sans fin. Ils rejettent les articles du code civil, manière de faire comprendre qu'ils sont hostiles au Premier consul et à sa politique de réconciliation avec l'Église.
- Je rencontre ces chiens-là partout, reprend Napoléon, partout ils jettent des bâtons dans les roues. Ce n'est pas ainsi qu'on organise une grande nation. Le Tribunat est une barrière qui retarde l'exécution des plus salutaires intentions...
Il écoute à peine Girardin. Il hausse les épaules lorsque Girardin affirme qu'il ne s'agit en fait que d'une poignée d'opposants.
- Sans doute, mais ce sont toujours les chiens qui assiègent votre tribune. Ils s'entendent ; ils ont des chefs de file.
Et l'un d'eux est peut-être Sieyès.
On ne se méfie jamais assez de la rancune des hommes et de leur obstination à nuire, à tenter de reconquérir ce qu'ils ont perdu.