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On vient à peine de célébrer le deuxième anniversaire du 18 Brumaire, et revoici déjà Sieyès.

Peut-il imaginer vaincre, maintenant, contre moi, alors qu'il a perdu il y a deux ans ?

Mais les hommes s'aveuglent sur leur force et leur position.

« Et les ambitieux secondaires n'ont jamais que des idées mesquines. »

Napoléon s'adresse maintenant à Cambacérès.

Chaque fois qu'il se trouve en face de cet homme, il pense à la manière dont Talleyrand le qualifie : Haec, féminin. Et il est vrai que ce consul poudré, parfumé, à la peau rose et aux gestes gracieux, à la démarche dansante, a quelque chose d'une femme. Il aime les jeunes gens, il s'en entoure. Soit. Mais il est bon juriste, fidèle. Il invente des solutions qui permettent de tourner les obstacles. Il a l'habileté, l'esprit de finesse et la rouerie qu'ont souvent ceux de son sexe. Il suggère de ne pas renouveler le mandat des membres des Assemblées du Tribunat et du Corps législatif qui sont des opposants. Et on utiliserait pour cela le Sénat, qui dresserait les listes des exclus.

- Ayons l'air de nous servir de la Constitution, dit Cambacérès. On peut faire le bien avec elle.

Napoléon fait la moue. Ce détour nécessaire lui déplaît. Il reste quelques minutes silencieux.

- Que la tête de Méduse ne se montre plus dans nos tribunes ni dans nos Assemblées, dit-il. Qu'on ôte les dissidents et qu'on y mette les hommes bien-pensants. La volonté de la nation est qu'on n'empêche point le gouvernement de faire le bien. Il ne faut plus d'opposition pendant vingt ans.

Il bougonne.

- Dix hommes qui parlent font plus de bruit que dix mille qui se taisent ; voilà le secret des aboyeurs de tribune. Le gouvernement souverain représente le peuple souverain, et il ne peut y avoir d'opposition contre le souverain.

Il s'approche de Cambacérès, le scrute. Toute opposition a besoin d'un chef de file. Le deuxième consul connaît bien Sieyès. Il saura lui faire passer le message. Car Sieyès peut être tenté de jouer les Grands Électeurs.

- La conduite de Sieyès, dans cette circonstance, commence Napoléon, prouve parfaitement qu'après avoir concouru à la destruction de toutes les constitutions depuis 1791 il veut encore essayer contre celle-ci.

Cambacérès est attentif, son visage lisse n'exprime aucune opinion.

- Il est bien extraordinaire, reprend Napoléon sur un ton saccadé et brutal, que Sieyès ne sente pas la folie de son attitude. Il devrait faire brûler un cierge à Notre-Dame pour s'en être tiré si heureusement et d'une manière si inespérée.

Napoléon tourne le dos à Cambacérès, regarde par la fenêtre ce ciel bleu d'hiver.

- Mais plus je vieillis, dit-il, et plus je m'aperçois que chacun doit remplir son destin.

Où me conduit le mien ?

Il n'a pas le temps de s'interroger ! Il sait seulement qu'il n'y a qu'« un secret pour mener le monde, c'est d'être fort, parce qu'il n'y a dans la force ni erreur ni illusion ; c'est le vrai mis à nu ».

Et cela vaut pour chaque acte, dès lors qu'on a décidé de conduire les hommes.

Quand lord Cornwallis, le négociateur anglais qui, à Amiens, met au point le traité de paix à partir des préliminaires de Londres, vient à Paris, Napoléon veut qu'on déploie la plus grande pompe. « Il faut montrer à ces orgueilleux Bretons, dit-il, que nous ne sommes pas réduits à la besace. »

Il convoque le général Duroc. Il apprécie cet aide de camp qui, depuis l'Italie, le suit. Duroc a été blessé à Saint-Jean-d'Acre. Il est revenu d'Égypte à bord de la Muiron, parmi la petite cohorte des fidèles. « Son caractère me plaît. Il est froid, sec, sévère ; et puis, Duroc ne pleure jamais. »

Il fait asseoir Duroc, l'observe.

« Le gouvernement, dit-il, doit être une représentation permanente. » C'est pour cela qu'il a voulu que l'on déploie ces fastes pour l'Anglais Cornwallis. Mais c'est du peuple qu'il faut se soucier d'abord : « L'opinion publique est une puissance invisible, mystérieuse, à laquelle rien ne résiste : rien n'est plus mobile, plus vague et plus fort. »

Duroc est attentif, sérieux, presque grave, comme à son habitude.

- Et toute capricieuse qu'elle est, reprend Napoléon, elle est cependant vraie, raisonnable, juste, beaucoup plus souvent qu'on ne pense.

Il lit sur le visage de Duroc un début d'étonnement.

Est-il nécessaire de lui expliquer, au-delà de ces généralités, que je veux mettre fin au désordre qui règne aux Tuileries ?

Joséphine reçoit tout un monde mêlé, des femmes qui appartiennent à son passé, celui du temps de Mme Tallien et de Mme Hamelin, toutes celles que l'opinion publique, précisément, appelle « lanceuses de nudités gazées » ou « prêtresses des sans-chemises ». Elles ternissent l'image du Premier consul.

- Je veux, dit-il à Duroc, que vous soyez le gouverneur du palais des Tuileries, assisté de quatre préfets du Palais.

Les temps changent. Peu importe que l'on pense que ces nominations créent, autour de moi, une atmosphère de cour. Et pourquoi pas ? Il faut une étiquette, et c'est pour cela que Duroc doit être gouverneur du Palais.

Il y aura une maison militaire, avec quatre généraux. Napoléon hésite un instant, puis cite Lannes, Bessières, Davout et Soult. Huit aides de camp les assisteront. Les préfets du Palais seront chargés du service intérieur du règlement de l'étiquette et de la surveillance des spectacles.

- Il faudra des dames pour accompagner l'épouse du Premier consul, murmure-t-il. Mme Lannes, Mme Savary, Mme Murat, et surtout des dames de compagnie issues de la noblesse : Mme de Rémusat, Mme de Lucay.

Il s'interrompt, regarde ironiquement Duroc.

- Hortense de Beauharnais, commence-t-il.

Les bruits sordides qui font de sa belle-fille sa maîtresse ne l'atteignent pas. Mais ils se propagent, et un mariage d'Hortense pourrait y mettre fin.

On répète aussi, dans le cercle étroit des Tuileries, qu'Hortense est amoureuse de Duroc.

Mais celui-ci est resté impassible.

Il doit savoir pourtant que je ne suis pas hostile à ce mariage, au contraire.

J'ai dit à Bourrienne, afin qu'il le lui répète : « Je donne cinq cent mille francs à Duroc : je le nomme commandant de la 8e division militaire. Il partira le lendemain de son mariage pour Toulon, avec sa femme, et nous vivrons séparés. Je ne veux pas de gendre chez moi. »

Mais Duroc ne donne aucune réponse. Il doit connaître les projets de Joséphine, qui ne veut pour sa fille qu'un prince ou un Bonaparte, et non un général Duroc.

Napoléon a un mouvement de mauvaise humeur, secouant légèrement la tête.

Cette union familiale qui se prépare, il la subit. C'est une habileté de Joséphine pour le lier à elle davantage.

Napoléon a élevé Louis, qui a été son aide de camp en Italie et en Égypte. Il en a fait son ambassadeur, puis un général de brigade. Il n'abandonne jamais l'un de ses frères. Comment le pourrait-il lorsque Louis sera l'époux d'Hortense, pour qui il a une vive affection ? Et combien il lui sera difficile de rompre alors avec Joséphine, puisque les deux familles seront à ce point entrecroisées !

Napoléon n'ignore rien de cela.

Il sait même que Louis est sans doute atteint d'une maladie vénérienne, qu'il est soumis à des accès de mélancolie et qu'il s'imagine souvent persécuté.

Mais c'est mon frère. Et puisque Duroc ne répond rien, prudent ou sans attirance pour Hortense, alors cédons à Joséphine.