- Il est bien inutile d'aller aux voix pour la présidence, dit Ducos en s'asseyant. Elle vous appartient de droit, général.
Napoléon regarde Sieyès, qui se tait mais ne peut dissimuler la crispation de son visage. Napoléon prend place dans le fauteuil placé au centre, puis déclare qu'il refuse une présidence permanente.
Il faut savoir attendre, laisser Sieyès se découvrir. La période qui commence est provisoire. C'est la Constitution qui va être élaborée qui décidera de la place de chacun.
Si Sieyès imagine pouvoir m'ensevelir sous les honneurs, il se trompe.
Sieyès s'est levé. Il vérifie à nouveau que les portes de la salle sont fermées. Puis il montre une commode à Napoléon.
- Vous voyez ce beau meuble, dit-il, vous ne vous doutez peut-être pas de sa valeur.
Il explique ensuite que les Directeurs ont prévu de se partager, à la fin de leur mandat, une somme cachée dans cette commode.
- En cet instant, plus de Directeurs, dit Sieyès. Nous voilà donc possesseurs du reste. Qu'en ferons-nous ?
Cet homme est donc aussi avide que Barras. Ceux qui ont soif d'or veulent le pouvoir pour la richesse qu'il procure. Il suffit donc de les gaver d'or pour qu'ils délaissent le pouvoir, qui n'est pas le véritable objet de leur passion.
- Je ne connais pas l'existence de cette somme, dit Napoléon en détournant la tête. Vous pouvez donc vous la partager, vous et Ducos, qui êtes d'anciens Directeurs. Seulement, dépêchez-vous, car demain il sera trop tard.
Ils ouvrent la commode, commencent à chuchoter, à s'opposer sur le partage des huit cent mille francs qu'ils viennent de compter. Ils prennent Napoléon comme arbitre.
- Arrangez-vous entre vous, dit-il. Si le bruit en remontait jusqu'à moi, il vous faudrait abandonner le tout.
Ils se taisent, s'observent. Sieyès s'est adjugé six cent mille francs.
Et il n'y a pas, dans les caisses du gouvernement, de quoi payer les courriers qui doivent porter les dépêches en province ou au général Championnet, commandant en chef de l'armée d'Italie !
Comment est-ce possible ?
Napoléon consulte les anciens ministres, feuillette les dossiers. L'armée n'est ni payée ni nourrie ni habillée. Il convoque un ancien haut fonctionnaire de la monarchie, Gaudin, qui est aussi le candidat de Sieyès au poste de ministre des Finances. L'homme semble efficace et discret :
- Vous avez longtemps travaillé dans les finances ? demande Napoléon.
- Pendant vingt ans, général.
- Nous avons besoin de votre concours, et j'y compte. Allons prêter serment. Nous sommes pressés.
Il ressent à chaque instant de la journée cette urgence. Il nomme les ministres au pas de charge. Talleyrand revient aux Relations extérieures. Laplace, le savant examinateur de l'École militaire, est ministre de l'Intérieur. Mais l'essentiel, ce sont les travaux des commissions chargées d'élaborer la Constitution.
Sieyès a un projet habile, qui crée un Grand Électeur à vie au sommet d'une pyramide comportant des Assemblées, un Sénat, un Corps législatif, un Tribunat - en fait, un homme sans pouvoir et élu par des notabilités, ce qui donne l'apparence du suffrage universel alors que la désignation des électeurs est faite d'en haut, parmi la masse des inscrits.
Napoléon prend rapidement connaissance des projets de Sieyès. Cette manière de vider le suffrage universel de sa réalité ne lui déplaît pas. La confiance vient d'en bas, l'autorité d'en haut - et d'ailleurs, le peuple, qu'est-ce ?
Il interroge les idéologues, ces penseurs qui rêvent d'un despotisme éclairé.
Il les rencontre dans les réceptions qu'il donne au Petit-Luxembourg, où il s'est installé avec Joséphine. Il écoute l'un d'eux, Cabanis, lui dire : « Il faut que la classe ignorante n'exerce plus son influence sur la législation ni sur le gouvernement. Tout doit se faire pour le peuple et au nom du peuple, rien ne doit se faire par lui et sous sa dictée irréfléchie. »
Il réunit des commissions, qui travaillent directement avec lui. Puis, un soir, Roederer s'approche, chuchote la proposition de Sieyès. Ce Grand Électeur à vie que Sieyès a prévu, Napoléon accepterait-il de l'être ?
Il faut rester impassible, écouter.
- Il aurait, continue Roederer, six millions de revenus et trois mille hommes de garde. Il s'installerait à Versailles et nommerait, ce serait sa fonction, les deux consuls.
Voilà le piège. Déconsidérer celui qui accepterait cette fonction sans pouvoir.
- Est-ce que je vous entends bien, Roederer ? On me propose une place où je nommerai tous ceux qui auront quelque chose à faire et où je ne pourrai me mêler de rien...
Il s'éloigne de Roederer, hausse le ton, si bien que les membres de la commission entendent.
- Le Grand Électeur, reprend-il, sera l'ombre, mais l'ombre décharnée d'un roi fainéant. Connaissez-vous un homme d'un caractère assez vil pour se complaire dans une pareille singerie ? Je ne ferai pas un rôle ridicule. Plutôt rien, que d'être ridicule.
Lorsque Sieyès se présente à la commission, Napoléon l'interpelle aussitôt, vivement :
- Comment avez-vous pu croire, citoyen Sieyès, qu'un homme d'honneur, qu'un homme de talent et de quelque capacité dans les affaires voulût jamais consentir à n'être qu'un cochon à l'engrais de quelques millions, dans le château royal de Versailles ?
- Vous voulez donc être roi, murmure Sieyès.
Mais il a déjà le ton d'un homme amer et défait.
Il s'est découvert. Il s'est perdu.
Il reste à conduire la charge, jour après jour, nuit après nuit. Napoléon inspire, corrige, anime les séances de travail. Il plie les résistances. Il convainc ou désarçonne.
Il regarde Sieyès qui, peu à peu, se désintéresse.
On vote : aux trois Assemblées, viendra s'ajouter un Conseil d'État, et, au sommet de l'édifice, un Premier consul, pierre angulaire, élu pour dix ans, dominant les deux autres consuls, qui n'ont que voix consultative. Habileté et ironie, Napoléon s'adresse d'une voix tranquille à Sieyès pour lui demander de proposer les noms des trois consuls.
Sieyès hésite, puis dit d'une voix lasse les noms de ceux que Napoléon attend : Napoléon Bonaparte, Cambacérès - qui a voté la mort du roi, avec sursis - et Lebrun, un proche des royalistes.
Napoléon se félicite de ce choix.
- Ni bonnet rouge, ni talon rouge, je suis national, dit-il. J'aime les honnêtes gens de toutes les couleurs.
Le texte de la Constitution sera soumis au vote du peuple. Et Napoléon en rédige le préambule. « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée. ELLE EST FINIE. »
C'est la fin de l'année 1799. La fin du siècle. Napoléon est dans sa trentième année. Il entre dans le XIXe siècle comme un vainqueur.
Il ne se souvient pas de ses échecs, des assauts inutiles de Saint-Jean-d'Acre. Il lui semble qu'il suffit de vouloir avec obstination pour l'emporter. Les hommes qui se sont opposés à lui ont-ils donc eu si peu d'intelligence, si peu de volonté, ou si peu de courage ?
Il les observe, courtisans, serviles, avides. Il fait attribuer à Sieyès un bien national, le domaine de Crosnes, en « récompense nationale ». Cambacérès ? « C'est l'homme le plus propre à mettre de la gravité dans la bassesse. » Talleyrand ci-devant évêque d'Autun ? « Je sais qu'il n'appartient à la Révolution que par son inconduite. Jacobin et déserteur de son ordre dans l'Assemblée constituante, son intérêt nous répond de lui. »
Les yeux fixes, Napoléon écoute Talleyrand lui répéter :
- Je ne veux travailler qu'avec vous. Il n'y a point là de vaine fierté de ma part. Je vous parle seulement dans l'intérêt de la France.
Comment ne dominerais-je pas le grouillement de ces hommes-là ?