Il tend la main vers Roederer.
- Vous, Roederer, dit-il.
Il le charge de tout ce qui concerne l'instruction publique.
Puis il revient vers Portalis. Il faut d'abord en terminer avec le Concordat, en affirmant le pouvoir du Premier consul.
Il sourit. Le Premier consul offrira à chacun des archevêques et évêques, au moment de leur sacre, une croix, une crosse, une mitre.
- Citoyen Portalis, prenez les dispositions nécessaires pour que ces objets soient faits à temps...
Il s'interrompt, son sourire s'élargit.
- Et achetés de la manière la moins onéreuse possible.
Il reste quelques minutes silencieux. Il regarde les uns après les autres ces hommes dont les vêtements disent l'importance des fonctions. Mais ici, en face de lui, dans le salon de la Malmaison, ils sont soumis.
« En fait de gouvernement, pense-t-il, il faut des compères : sans cela, la pièce ne s'achèverait pas. »
Il s'approche de Portalis. Il veut, dit-il, qu'on transforme en chapelle la salle de bains qui est attenante à son cabinet de travail aux Tuileries. C'est là que les évêques qui n'ont pas encore prêté serment le prêteront. Ce sera la chapelle du Premier consul. Elle sera bénie par l'archevêque de Paris, qui y dira une messe.
Et, lance-t-il en sortant du salon, il choisit, comme archevêque de Paris, Mgr de Belloy.
Il s'arrête, dit en souriant qu'il sait bien que cet ancien évêque de Marseille sous l'Ancien Régime a quatre-vingt-douze ans, mais ce sera un excellent pasteur pour Paris.
Le matin du 18 avril 1802, il se lève plus tôt que de coutume.
Ce jour de Pâques, il veut que ce soit un jour de gloire. Il aurait pu se contenter d'une promulgation discrète du Concordat. Mais, malgré le complot des généraux, il a maintenu le Te Deum avec messe pontificale à Notre-Dame et chœurs du conservatoire. Il faut de l'éclat, pour qu'on mesure le changement qu'il a accompli.
Il appelle son premier valet de chambre.
Constant l'aide à revêtir l'habit officiel du Premier consul. Il passe la culotte de soie blanche, l'habit écarlate sans revers avec une large broderie de palmes en or sur toutes les coutures et un col noir, il accroche à un baudrier très étroit le sabre d'Égypte, puis il prend un chapeau à la française, avec panache tricolore. À dix heures trente, il descend dans la cour du Carrousel. Il doit remettre des drapeaux à de nouvelles unités.
Il avance lentement. Il a le sentiment d'être sur un champ de bataille, quand, dans les premiers instants, tout se joue.
Et tout à coup ce sont les acclamations de la foule. « Vive Bonaparte ! crie-t-elle. Vive le Premier consul ! »
La journée sera belle.
Il a exigé qu'on remette à neuf les voitures de gala qui ont servi à Louis XVI. Les cochers et les laquais porteront des livrées vertes à galons d'or.
À onze heures trente, il monte dans la voiture tirée par six chevaux blancs. Joséphine est assise à côté de lui. Ils sont, il le veut ainsi, pareils à un couple de souverains.
La foule immense les acclame sur tout le trajet entre les Tuileries et Notre-Dame. Les comploteurs peuvent bien rêver. Il connaît par ses informateurs leur plan : abattre le Premier consul pendant le Te Deum et faire marcher l'armée de l'Ouest, celle de Bernadotte - le beau-frère de Joseph Bonaparte, l'époux de Désirée Clary, tels sont les hommes ! -, sur Paris.
Mais Duroc et Junot ont massé les chasseurs de la garde consulaire aux Tuileries, et les unités passées en revue il y a moins d'une heure sont composées d'hommes dévoués.
Il entre dans la cathédrale illuminée de centaines de cierges et remplie de la foule des personnalités.
Il voit, sur les bas-côtés de la nef, les uniformes des généraux. Il dit à Cambacérès en se penchant :
- Jamais le gouvernement militaire ne prendra en France, à moins que la nation ne soit abrutie par cinquante ans d'ignorance ; toutes les tentatives échoueront et leurs auteurs en seront victimes.
Il parle sans regarder Cambacérès, et peut-être imagine-t-on qu'il prie.
- Ce n'est pas comme général que je gouverne, poursuit-il, mais parce que la nation croit que j'ai les qualités civiles propres au gouvernement. Si elle n'avait pas cette opinion, le gouvernement ne se soutiendrait pas. Je savais ce que je faisais lorsque, général d'armée, je prenais la qualité de membre de l'Institut. J'étais sûr d'être compris, même par le dernier tambour.
La messe se termine. Il paraît sur le parvis.
Voici la foule enthousiaste. Le groupe des généraux se tient en retrait.
- Le propre des militaires est de tout vouloir despotiquement, reprend-il. Celui de l'homme civil est de tout soumettre à la discussion, à la vérité, à la raison.
Accompagné de Duroc et de Cambacérès, il se dirige vers les généraux. Duroc lui murmure que le général Moreau n'a pas assisté à la cérémonie, qu'on l'a vu fumant ostensiblement son cigare au moment du Te Deum, sur la terrasse des Tuileries, entouré de quelques officiers.
Il n'oubliera pas Moreau.
- Il ne faut pas raisonner des siècles de barbarie, aux temps actuels, dit-il à Duroc. Nous sommes trente millions d'hommes réunis par les Lumières, la propriété et le commerce ; trois ou quatre cent mille militaires ne sont rien auprès de cette masse. Les soldats eux-mêmes ne sont que les enfants des citoyens. L'armée, c'est la nation.
Les généraux se sont dispersés. Ils ont craint de l'affronter.
L'un d'eux, le général Delmas, est resté dans une attitude provocante, bras croisés, jambes écartées.
Napoléon connaît cet officier héroïque, directeur de l'Infanterie. Alors, que pense-t-il de la cérémonie ? lui demande-t-il.
- Belle capucinade, bougonne Delmas. Il n'y manque que les cent mille hommes qui se sont fait tuer pour abolir tout cela.
Delmas tourne le dos et s'éloigne.
Je n'aurai jamais fini de me battre.
16.
Napoléon se retourne avec vivacité. Il demande au général Duroc de répéter ce qu'il vient d'énoncer sans s'y arrêter. Duroc paraît surpris, puis, d'une voix lente, détaille à nouveau la situation de la garde consulaire chargée de la sécurité du palais des Tuileries. Napoléon s'impatiente. Duroc hésite, cherchant à comprendre.
- Ce suicide, dit Napoléon.
Duroc hoche la tête. En effet, pour la deuxième fois en un mois, un suicide s'est produit dans le corps des grenadiers. Il s'agit dans les deux cas de suicide pour des « raisons d'amour ». Le grenadier Gobain, qui vient de se tuer, était un très bon sujet.
Qu'est-ce que cela, des « raisons d'amour » ?
Napoléon semble oublier la présence de Duroc. Il parle rapidement, comme pour une mise au point personnelle. « Joséphine a toujours peur que je ne devienne sérieusement amoureux ! dit-il. Elle ne sait donc pas que l'amour n'est pas fait pour moi. »
Il regarde Duroc, le redécouvre plutôt.
- Car, qu'est-ce que l'amour ? reprend-il. Une passion qui laisse tout l'univers d'un côté pour ne voir, ne mettre de l'autre que l'objet aimé. Et assurément, je ne suis point de nature à me livrer à une telle exclusion.
Il secoue la tête.
- J'ai toujours aimé l'analyse, dit-il, et si je devenais sérieusement amoureux, je décomposerais mon amour pièce à pièce.
Il aspire une prise de tabac, puis croise ses mains derrière le dos et change de ton, commençant à dicter :
« Le Premier consul ordonne qu'il soit mis à l'ordre du jour de la Garde :
« Qu'un soldat doit savoir vaincre la douleur et la mélancolie des passions : qu'il y a autant de vrai courage à souffrir avec constance les peines de l'âme qu'à rester fixe sous la mitraille d'une batterie.