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« S'abandonner au chagrin sans résister, se tuer pour s'y soustraire, c'est abandonner le champ de bataille avant d'avoir vaincu. »

Il congédie Duroc et reste seul.

Ce printemps de 1802 est un moment particulier de sa vie. Il a l'impression que tout lui est possible et en même temps que tout demeure fragile et peut être renversé en quelques minutes. Au-delà de sa vie, l'œuvre qu'il a entreprise pourrait couler entre les doigts du temps comme une poignée de sable.

Que resterait-il ?

Il convoque Roederer et Cambacérès. Ce sont des hommes pondérés, dont il écoute parfois les conseils et avec lesquels, surtout, il affûte ses arguments, pour lui-même ou avant de les présenter au Conseil d'État ou au Sénat.

Ils ont l'un et l'autre approuvé le Concordat et le sénatus-consulte qui permet aux derniers émigrés de rentrer, dès lors qu'ils ne cherchent pas à récupérer leurs biens. Ces aristocrates sont parfois les meilleurs soutiens de sa politique.

Il y a quelques jours, Napoléon a montré à Fouché ce livre que vient de dédier au Premier consul un vicomte de Chateaubriand. Quoi de plus favorable qu'un écrit qui exalte le Génie du christianisme ?

Fouché a esquissé un sourire. L'auteur et l'éditeur auraient attendu, pour lancer leur livre, le Te Deum de Notre-Dame célébrant le Concordat, afin de lui donner le plus grand retentissement et obtenir les meilleures ventes !

Fouché ! Fouché !

Un homme qui ne se paie pas de mots, qu'on ne peut plier, qui sert mais à condition que cela le serve.

Le ministre de la Police n'a en ce moment qu'une crainte : que les Assemblées n'accordent au Premier consul le Consulat à vie. Alors il intrigue pour qu'elles se contentent d'un renouvellement de mandat de dix ans, au terme des dix ans que la Constitution prévoit. Ce qui conduirait Napoléon jusqu'en 1819. Fouché laisse entendre partout qu'il y aurait péril à agir autrement.

Il a endoctriné Joséphine, qui m'espionne pour lui, je le sais, et qui reçoit en échange une petite rente mensuelle !

Elle croit que j'ignore tout cela. Quand elle parle, j'entends Fouché : « Il y aurait du danger à choquer l'élite de l'armée, et les hommes de qui le Premier consul tient son pouvoir temporaire... On risque de lui faire perdre les avantages d'une si magnifique position, en le plaçant ou sur un défilé trop escarpé, ou sur une pente trop rapide. »

Et naturellement Joséphine y ajoute son grain personnel. Comment un Bonaparte pourrait-il rêver à la magistrature des Bourbons ?

Est-ce qu'elle n'y rêve pas malgré elle ? Est-ce que j'y rêve ?

À Malmaison, alors que l'avenir était évoqué par Lucien, Talleyrand, Fontanes et Cambacérès, elle s'est penchée vers le Premier consul.

- Quand me fais-tu impératrice des Gaules ? a-t-elle chuchoté.

- Quoi ? La petite Joséphine, impératrice ? a répondu Napoléon, si haut que tout le monde s'est interrompu.

» C'est une absurdité, a-t-il ajouté.

Vraiment absurde ?

Cambacérès et Roederer le pressent de modifier la Constitution, d'obtenir le Consulat à vie et non pour dix ans de plus, comme le suggère Fouché.

Il écoute. Il s'efforce de raisonner.

Comment stabiliser ce qui bouge ? fixer ce qui se dérobe ? arrêter ou ralentir cette course du temps qui l'entraîne depuis toujours ? ce sentiment de précarité qui continue de l'habiter ?

Il a appris ainsi que, dans le cortège qui conduisait à Notre-Dame, la voiture dans laquelle avaient pris place les généraux Bernadotte, Augereau, Masséna et Macdonald s'était arrêtée sur l'ordre de Bernadotte. Et que les quatre officiers avaient hésité à descendre, à s'adresser aux troupes pour les soulever contre le Premier consul.

Son intuition avait donc été la bonne quand, dans la nef, il avait vu les généraux regroupés. Il est à la merci d'un de ces complots.

- Une des choses qui contribuent le plus à la sûreté des rois, dit-il à Roederer, c'est qu'on attache à l'idée de couronne celle de propriété. On dit que tel roi est propriétaire du trône de ses pères, comme d'un particulier qu'il est propriétaire de son champ. Chacun ayant intérêt à ce que sa propriété soit respectée, respecte celle du monarque.

C'est le bon sens, n'est-ce pas ?

Mais faut-il franchir le pas ?

Il les voit autour de lui, comme des détrousseurs de cadavres sur le champ de bataille, ceux qui le poussent non seulement vers le Consulat à vie, mais aussi à désigner son successeur. Il y a ses frères, Lucien, Joseph : chacun d'eux proclame qu'il ne veut pas de l'héritage, qu'il faudrait pour succéder à Napoléon un homme comme Cambacérès, et cependant chacun pense à ce qui interviendra, après.

Après ma mort !

Il reçoit Cambacérès, venu une fois de plus soutenir l'idée qu'il faut que le Premier consul soit désigné à vie et, peut-être, ait la faculté de nommer son successeur.

Napoléon tourne dans son bureau, la tête baissée, et, comme chaque fois qu'il débat avec lui-même, il multiplie les prises de tabac.

Il s'arrête. Il fait entrer Roederer, qui les attendait dans l'antichambre.

- Tant que j'y serai, dit-il tout à coup brutalement, je réponds bien de la République, mais c'est vrai : il faut prévoir l'avenir.

Cambacérès et Roederer approuvent.

- Nous devons jeter sur le sol de la France quelques masses de granit, ajoute Napoléon.

Il veut que l'on crée partout, dans les départements, des lycées pour que l'instruction publique forme les esprits de ceux qui seront la charpente de la nation. Et pour les meilleurs d'entre les citoyens, il faut instituer un ordre, une nouvelle chevalerie, celle de la Légion d'honneur.

- On dira une nouvelle noblesse, murmure Roederer après un moment de réflexion.

- Il y aura une forte opposition dans les Assemblées, au Corps législatif, ajoute Cambacérès.

Napoléon s'emporte.

- Je défie, dit-il, qu'on me montre une République ancienne ou moderne dans laquelle il n'y ait pas eu de distinctions. On appelle cela des hochets, je sais, on l'a dit déjà. Eh bien, j'ai répondu que c'est avec des hochets qu'on mène les hommes.

Il gesticule, martèle les mots et le sol.

- Je ne crois pas que le peuple français aime la liberté, l'égalité. Ces Français ne sont point changés par dix ans de Révolution : ils sont ce qu'étaient les Gaulois, fiers, légers, il faut donc donner de l'aliment à ce sentiment-là. Il leur faut des distinctions. Croyez-vous que vous feriez battre des hommes par l'analyse ?

Il marche longuement, silencieux, puis, d'une voix résolue, ajoute :

- Croyez-vous qu'il faille compter sur le peuple ? Il crie indifféremment : « Vive le Roi ! Vive la Ligue ! » Il faut donc lui donner une direction et avoir pour cela des instruments.

- Justement, insistent Roederer et Cambacérès. Le Consulat à vie permettrait d'indiquer avec certitude le chemin.

Il écoute à peine leurs arguments. A-t-il jamais fait autre chose que ce qu'il a voulu ? Et s'imagine-t-il pouvoir renoncer un jour, après dix ou même vingt ans, aux fonctions qu'il exerce comme Premier consul ? Cet habit-là est devenu son corps et sa peau.

- Vous jugez que je dois au peuple un nouveau sacrifice ? Je le ferai si le vœu du peuple me commande ce que vous suggérez, dit-il.

Roederer présente aussitôt le plébiscite qui serait soumis au vote du peuple français, sur des registres ouverts dans chaque commune, à l'initiative du gouvernement. Les citoyens devraient répondre à deux questions : « Napoléon sera-t-il consul à vie ? » et « Le Premier consul aura-t-il la faculté de désigner son successeur ? »