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Napoléon reprend le texte, s'approche de sa table et, d'un coup de plume rageur, raye la deuxième question.

- On n'a pas respecté le testament de Louis XVI ! lance-t-il. Respecterait-on le mien ?

Il fait quelques pas, prise d'une manière saccadée, puis ajoute :

- Un homme mort, quel qu'il soit, n'est plus rien !

Il se répète cette phrase tout au long du trajet qui conduit à la Malmaison. Il ne peut imaginer ce qui surviendra après lui, et il ne peut accepter l'idée que ses frères lui succéderont ou se disputeront entre eux pour occuper sa place, ou bien qu'ils devront partager le pouvoir avec un Moreau ou un Bernadotte !

Il passe une nuit difficile à la Malmaison et, le lendemain matin, à six heures, il fait manœuvrer deux bataillons de la Garde casernés à Rueil et à la Malmaison.

Il aime cet air vif de l'aube claire, les pas cadencés, l'ordre des colonnes, cette géométrie des bataillons, l'espace divisé en figures aux contours précis.

Tout en lançant des commandements, il pense à ce plébiscite. Les Français lui accorderont-ils le Consulat à vie ? Pourquoi refuseraient-ils ? Au Tribunat, seul Carnot a voté contre, et, au Corps législatif, trois députés seulement se sont opposés au plébiscite.

Il met fin aux manœuvres, convie les officiers des deux bataillons à déjeuner à la Malmaison.

Il apprécie ces rencontres. C'est dans et par l'armée, depuis l'enfance, qu'il a connu les hommes. Il évoque quelques souvenirs du siège de Toulon, puis d'autres campagnes.

« Le courage ne se contrefait pas, dit-il, c'est une vertu qui échappe à l'hypocrisie, mais il est comme l'amour, il veut de l'espérance pour nourriture. »

Quelle est mon espérance aujourd'hui, alors que j'approche de mes trente-trois ans ? Que, dans toutes les communes, les citoyens par centaines de milliers vont voter pour ou contre le Consulat à vie ?

Depuis que les registres sont ouverts, dans les mairies et les greffes des tribunaux, et chez les notaires, une foule nombreuse, selon les premiers rapports des préfets, vient apposer sa signature.

Il se lève et, avant que de quitter la table autour de laquelle les officiers se sont eux aussi dressés, il dit :

- Quelle que soit ma destinée, consul ou citoyen, je n'existerai que pour la grandeur ou la félicité de la France.

Le soir, dans la salle de spectacle de la Malmaison qu'on inaugure à cette occasion, il assiste à la représentation, par la troupe des Bouffons italiens, de La Serva padrona, de Paisiello.

Il rit à la farce, il ressent cette langue italienne comme la sienne. Il a fait beaucoup pour rendre l'indépendance à ce pays, mais les nouvelles qu'il reçoit de Milan montrent que le gouvernement de la République cisalpine est faible. Le sort de ce pays serait-il de ne jamais rien être ?

La France, elle, sera toujours la grande nation.

Il est fier d'être français, d'être à la tête de ce peuple et de cette nation à laquelle il s'est donné et qui lui a tout accordé.

« Le plus beau titre sur la terre est d'être né français, pense-t-il, c'est un titre dispensé par le ciel, qu'il ne devrait pas être donné à personne sur la terre de pouvoir retirer. »

Et je suis le Premier consul de ce peuple-là !

Le lendemain matin, Fouché demande à être reçu.

Napoléon, à dessein, le fait attendre.

Depuis quelques jours, il dispose des rapports de nombreux informateurs. Il y a bien eu complot des généraux. Bernadotte en a été l'âme. On a pensé à destituer Napoléon sous prétexte qu'ayant été élu président de la République italienne, il ne pouvait plus exercer les fonctions de Premier consul ! Les généraux ont voulu former une députation pour le menacer d'insurrection s'il empiétait sur la liberté. Bernadotte - Napoléon ricane - demandait seulement à ses complices de se contenter d'enlever le Premier consul, et non de le tuer !

Que peut dire de plus Fouché ? Et, quoi qu'il apporte comme élément nouveau, faut-il sévir ? Même si Bernadotte mérite d'être fusillé ? Il est populaire dans l'armée, comme Moreau. Pourquoi prendre le risque de dresser l'armée contre le pouvoir ? Il suffira d'éloigner Bernadotte, comme d'autres généraux. Lannes ira à Lisbonne, Brune à Constantinople, Macdonald à Copenhague, pourquoi pas Bernadotte en Louisiane, ou représentant de la France aux États-Unis d'Amérique ?

Napoléon fait entrer Fouché. Le ministre de la Police a un visage grave, mais Napoléon ne l'interroge pas, attend, observant Fouché, qui commence à parler lentement. On a dû arrêter à Rennes le général Simon, expliqua-t-il. Cet ancien chef d'état-major de Bernadotte expédiait dans toutes les garnisons, dans des enveloppes bleu et rouge, celles de l'armée de l'Ouest, des libelles.

Napoléon tend la main. Il veut lire lui-même ces textes que la police de Fouché a saisis, notamment dans des voitures se dirigeant vers Paris.

Le pamphlet est intitulé : Appel aux Armées françaises par leur camarade. Il comporte quelques pages que Napoléon feuillette d'abord rapidement, puis lit.

« Il semblerait, a-t-on écrit, que les généraux et les armées qui ont vaincu en Italie, en Helvétie et à Hohenlinden sont disparus et dissipés comme la fumée : Premier consul, Lunéville, Amiens ; Amiens, Lunéville, Premier consul : voilà donc tout ce qui constitue la nation française... Soldats, vous n'avez plus de patrie, la République n'existe plus, et votre gloire est ternie, votre nom est sans éclat et sans honneur ! »

Napoléon jette le libelle à terre.

- Alors ? demande-t-il.

Fouché ne se départ pas de son calme et répond que, en plus du général Simon, quelques autres officiers ont été arrêtés, notamment les deux anciens aides de camp de Bernadotte, le capitaine Foucart et le lieutenant Adolphe Marbot.

Puis Fouché assure que le général Bernadotte ignorait tout des activités de ses subordonnés.

Il ne baisse pas les yeux quand Napoléon le regarde.

- Le général, beau-frère du citoyen Joseph Bonaparte..., continue Fouché.

- Ce bougre-là, je le ferai fusiller sur la place du Carrousel, interrompt Napoléon d'une voix sèche.

Il sait que Fouché rapportera ses propos. Et qu'ils feront trembler.

On gouverne aussi par la peur qu'on inspire.

17.

Napoléon ordonne du regard à son secrétaire de ne pas bouger. Il n'aime pas être dérangé, surtout quand il dicte. Les phrases s'enchaînent les unes aux autres, la pensée se déroule, et voilà qu'on a frappé à la porte du cabinet de travail, celle qui donne sur le petit escalier par lequel on accède à l'appartement de Joséphine. Mais Napoléon continue de dicter à Méneval un article pour Le Moniteur.

Il ne le signera pas, mais on saura reconnaître sa pensée, puisque ce journal, personne ne l'ignore en France et à l'étranger, exprime le point de vue du Premier consul. Et une tâche n'est bien exécutée que lorsqu'on l'accomplit soi-même.

Or l'article est important. C'est de la paix qu'il s'agit. La presse anglaise multiplie les attaques contre la France. « Tous les maux, tous les fléaux qui peuvent agiter les hommes viennent de Londres », répète plusieurs fois Napoléon. Mais le Times exagère dans ses « invectives perpétuelles contre la France. Deux de ses quatre mortelles pages sont tous les jours employées à accréditer de plates calomnies. Tout ce que l'imagination peut se peindre de bas, de vil, de méchant, le misérable l'attribue au gouvernement français. Quel est son but ? Qui le paie ? Sur qui veut-il agir ?.. L'île de Jersey est pleine de brigands condamnés à mort par les tribunaux... Georges Cadoudal porte ouvertement à Londres son cordon rouge, en récompense de la machine infernale qui a détruit un quartier de Paris et donné la mort à trente femmes, enfants et paisibles citadins. Cette protection spéciale n'autorise-t-elle pas à penser que, s'il eût réussi, on lui eût donné l'ordre de la Jarretière ? Quand deux grandes nations font la paix, est-ce pour susciter réciproquement des troubles ? »